Les religions premières semblent toutes bâties sur un même schéma. Il repose sur quelques éléments clés : l’au-delà (peuplé d’esprits invisibles), les rituels (qui leur sont adressés), les lois (qui organisent la vie en commun) et les représentants du sacré (qui assurent les liens avec les esprits).
En 1923, le pape Pie XI subventionna une expédition au coeur de la forêt africaine pour étudier les Pygmées. L’entreprise ne visait pas – pour une fois – à évangéliser les sauvages, mais à vérifier une théorie: celle du « monothéisme primitif » qui prétendait que les Pygmées croyaient en un dieu unique. À l’époque, un débat, très animé, sur les origines de la religion agitait les cercles d’anthropologues, philosophes, psychologues et théologiens. La religion des origines était-elle animiste (faite de divinités animales et de forces naturelles) ou bien totémique (fondée sur des animaux totems associés à des clans)? Dans les deux cas, on imaginait que ces religions premières avaient laissé la place aux religions polythéistes de l’Antiquité (emplies de dieux multiples ayant pris forme humaine) puis enfin au monothéisme (religion d’un Dieu unique). Le père Wilhelm Schmidt (1868- 1954) défendait une autre idée, atypique, celle du « monothéisme primitif ».
À l’issue d’un travail titanesque de description des croyances religieuses sur tous les continents, L’Origine de l’idée de Dieu (1912- 1918), son monumental ouvrage en 20 volumes, défendait l’idée de l’universalité du monothéisme. Selon lui, même dans les peuplades les plus primitives et les plus éloignées de la civilisation, là où l’Église n’avait pas encore posé le pied, il existait déjà la croyance en un Dieu suprême, créateur du monde. Cette théorie, si elle était confirmée, permettait d’ailleurs de résoudre un problème théologique. Pourquoi le Dieu unique de la Bible avait-il tant attendu pour se signaler aux hommes (et seulement les Hébreux) en laissant les peuples du passé dans l’ignorance de son existence? Par contre, si les primitifs du n fond des forêts tropicales avaient déjà une idée, même confuse, d’un Dieu créateur, cela rétablissait l’ordre des choses : le monothéisme est la religion première, donnée aux hommes dès l’origine, et les religions animistes ou polythéistes ne seraient donc que des dégradations et des dérives de la religion du Dieu unique. La thèse du révérend Schmidt était pourtant loin de faire l’unanimité, et il valait le coup d’aller voir sur place, et donc de dépêcher des missionnaires ethnologues pour vérifier le fait.
Pygmées, Bushmen et Nuers
Le révérend père Paul Schebesta, un mission-naire autrichien, fut ainsi envoyé en expédition au Congo chez les Pygmées Bambuti, auxquels il consacra de nombreux ouvrages. Dans l’un d’eux, Les Pygmées (1940), il déclare avoir trouvé des coïncidences troublantes entre le dieu suprême des Pygmées, créateur de toutes choses, et celui de la Bible. Le panthéon pygmée comporte en effet une sorte de « divinité suprême » qui a donné naissance à un premier couple –Tollé et sa soeur Ngolobanzo– fondateur de la lignée humaine. Ce dieu créateur reste pourtant lointain et n’intervient pas dans la vie ordinaire. En revanche, les mânes (les bons génies bienfaisants) sont auprès des humains: ils aident à la chasse ou protègent des maladies. Ce sont eux qui s’opposent aux démons et aux mauvais génies qui peuplent la forêt. Les esprits protecteurs sont présents lors des nombreux rituels qui rythment la vie quotidienne: ils apparaissent (sous forme de danseurs masqués) lors des rites d’initiation, de chasse, de guérison, de fertilité, de funérailles, etc. Depuis les travaux de P. Schebesta bien d’autres recherches ethnologiques ont été consacrées à la religion pygmée : ils ne confirment ni n’infirment vraiment l’idée d’un monothéisme. À vrai dire, le projet évolutionniste et comparatif a été délaissé au profit d’une description méticuleuse de la diversité des mythes et des rites. Aujourd’hui, l’anthropologie ne se préoccupe plus de les classer dans un tableau général des religions humaines1
Quittons donc la forêt équatoriale pour descendre quelques centaines de kilomètres plus au sud, dans le grand désert du Kalahari (Namibie, Botswana et Afrique du Sud). Ici, la forêt luxuriante fait place à un désert parsemé d’arbustes, de rochers et de rares points d’eau. C’est dans cet environnement hostile qu’ont tout de même réussi à s’adapter les Bushmen2. Ce peuple y a vécu jusqu’au 20e siècle en petites bandes semi-nomades, chassant l’antilope et les petits gibiers et récoltant baies, racines et insectes. Leurs cultes et pratiques magiques s’adressent à des esprits invisibles prenant notamment des formes d’animaux. Cela dit, le panthéon des Bushmen San comporte aussi un dieu créateur: |Kaggen. Si ce nom correspond à celui de la mante religieuse, il ne faut pas forcément en déduire que les San lui vouent un culte. En fait, précise David Lewis- Williams, « cet insecte était seulement l’une des manifestations de /Kaggen qui peut aussi se présenter comme un San ordinaire, avec une famille pour laquelle il allait chasser ((David Lewis-Williams, «Les bushmen et l’art rupestre », dans Emmanuelle Olivier et Manuel Valentin (dir.), Les Bushmen dans l’histoire, CNRS éditions, 2005.)) ». Après tout, le dieu des chrétiens s’est bien présenté sous la forme d’un homme ordinaire, parfois comme un enfant (l’Enfant Jésus) puis en berger menant son troupeau. La religion des Bushmen a parfois été définie comme « chamaniste » en raison des ressemblances de certains rituels avec ceux pratiqués par les Indiens d’Amérique. Pour guérir un malade ou faire venir la pluie, hommes et femmes se réunissent à la veillée autour du feu. Ils chantent, dansent, frappent dans leurs mains jusqu’à ce que l’un d’entre eux – le chaman guérisseur – entre en transe3 et prenne contact avec le monde des esprits. C’est ainsi qu’il parvient (du moins le croit-on) à éloigner les mauvais esprits, soigner une maladie ou rejeter les mauvais sorts.
Quittons maintenant les Bushmen pour remonter vers le nord-est de l’Afrique, précisément au Soudan du Sud et en Éthiopie, là où sont installés les Nuers. Ce peuple est célèbre chez les anthropologues depuis l’étude classique que leur a consacrée le Britannique Edward E. Evans-Pritchard en 1940. Traditionnellement, les Nuers sont des éleveurs de bétail (vaches et chèvres). Dans cette société patriarcale (et machiste), semi-nomade, l’organisation complexe croise des liens de parenté (clans et lignages familiaux), territoriaux (villages) et d’unités politiques (tribus). Comme les Pygmées ou les Bushmen, les Nuers croient aussi en l’existence d’un dieu supérieur et créateur de toutes choses, Kwoth. Vivant quelque part dans le ciel, Kwoth n’est pas le seul à peupler le monde divin des Nuers. Il côtoie les esprits des ancêtres et les divinités totémiques.
Ces divinités claniques jouent aussi un grand rôle dans l’imaginaire de chaque clan4. Par exemple, le lignage des Leng a pour totem « l’esprit-lion ». Les Leng vouent donc un culte à cet animal et ne peuvent ni le tuer ni en manger. L’animal totem est représenté par un « fétiche », préservé dans une case et sorti uniquement lors des cérémonies. Ce sont ces ancêtres fétichisés qui ont permis de qualifier la religion des Nuers de « totémique »5.
On n’en finirait pas d’énoncer les différences et les ressemblances entre les religions des peuples dits « premiers ». S’adonnant au culte des esprits animaux et autres forces de la nature, les Pygmées ont été qualifiés d’animistes. Mais la croyance en ces esprits est également répandue dans la plupart des peuples premiers, des tribus de la forêt amazonienne aux Papous de Nouvelle-Guinée. Les Bushmen peuvent être qualifiés de « chamanistes », puisqu’ils font appel à un chaman pour amadouer les dieux. Mais le terme « chamanisme » revêt une définition plus ou moins stricte selon les auteurs. Et leurs rituels de guérison ressemblent autant à ceux des Amérindiens qu’à ceux des Aborigènes d’Australie. Eux aussi ont des « hommes-médecine » ou chamans qui pratiquent les rituels de guérison et d’exorcisme.
Pourtant, la religion aborigène a été qualifiée de « totémiste » comme celle des Nuers puisque chaque clan possède son dieu totem. Dans l’histoire des théories de la religion primitive, l’animisme, le totémisme et le chamanisme ont été pris tour à tour comme modèle, et chacune de ces hypothèses a été à son tour critiquée puis rejetée. Finalement, les anthropologues en sont venus à reléguer les vaines spéculations sur question de la religion des origines pour se consacrer à décrire la variété des cultes, des mythes et des pratiques sacrées de par le monde.
Un noyau commun ?
Il est possible aujourd’hui de reprendre la question sous un nouvel angle. Et si les différentes formes religieuses – animisme, totémisme, chamanisme – n’étaient pas si différentes les unes des autres et ne présentaient que des variations locales autour d’une même matrice religieuse universelle ? Et si le panel infiniment varié des divinités, des mythologies, des rituels, des objets et lieux sacrés était bâti sur un schéma commun ? Lorsque l’on étudie l’immense corpus des mythes et rituels des peuples premiers, on ne peut que ressentir deux sentiments opposés et troublants. D’une part, une sensation d’étrangeté et d’exotisme devant tout ce carnaval d’esprits, de masques, de danses, de chants, de rituels de la pluie ou de danse chamanique. L’extrême variété des noms de divinités et d’esprits, la singularité et les bizarreries des pratiques ont quelque chose de profondément déroutant. Pourquoi les Dogons portent-ils ces heaumes de plusieurs mètres de haut ? Pourquoi faut-il que les Aborigènes s’ouvrent le pénis pour en faire gicler le sang ? D’autre part, en se familiarisant avec les cultes des Yorubas, Baoulés, Fangs et Dinkas, Aborigènes, Inuits, Bororos, Achuars, Hopis, etc., le sentiment d’étrangeté finit par se dissiper progressivement. S’installe a contrario un effet de répétition: les cultes ont tous un même air de famille.
Au-delà de la variété presque infinie de divinités – et de la diversité des mythes et récits qui leur sont associés –, quelles que soient la forme particulière que prend tel rite agraire ou les attributions précises des représentants du sacré, les mêmes piliers fondateurs d’une même architecture semblent présider à l’ensemble. On y retrouve des dieux créateurs et des ancêtres, des divinités secondaires ou spécialisées invoquées au gré des rituels agricoles ou funéraires. Les figures religieuses, masques ou statues, sorties lors de grandes cérémonies – initiations, mariages, funérailles, rassemblements claniques – ne sont d’ailleurs pas si éloignées de celles que l’on trouve dans le shintoïsme au Japon, l’hindouisme populaire, voire dans la religion populaire chrétienne d’antan. Une même grammaire semble se décliner partout. Les distinctions traditionnelles entre animisme, paganisme, polythéisme, monothéisme s’estompent derrière un fonds commun. Non que ces religions n’aient pas de différences entre elles, les anthropologues n’ont eu de cesse de les souligner, mais tout se passe comme si elles reposaient sur un même assemblage. Ce noyau commun peut se décrire à partir de quatre éléments : 1. un au-delà peuplé de divinités et esprits invisibles; 2. des rituels destinés à amadouer et obtenir la protection des esprits ; 3. une loi (ou « tradition ») faite de devoirs et interdits réglant la vie de la communauté; 4. des représentants du sacré – chamans, initiés, devins – chargés d’intervenir auprès des esprits et présider aux rituels.
Reprenons dans le détail.
Le monde des esprits
L’anthropologue Edward B. Tylor (1832-1917) considérait que l’existence des âmes et des esprits invisibles n’était pas une caractéristique propre aux cultures primitives, mais un trait universel à toutes les religions. Que l’on se rende chez les Pygmées, les Bushmen, les Nuers ou n’importe où ailleurs en Afrique noire, on découvrira un panthéon de divinités similaires. Dans la plupart des sociétés africaines, il existe un dieu créateur, abstrait et distant, qui fait rarement l’objet d’un véritable culte: dans les pratiques quotidiennes, on invoque plutôt toute une faune d’êtres invisibles – ancêtres, esprits de la brousse, héros fondateurs et divinités du clan. Dans la langue fon, parlée au Bénin, ces esprits s’appellent les vodun: ce sont les forces mystérieuses et invisibles qui peuvent agir sur le sort des humains. Chez les Yorubas du Nigeria, le culte traditionnel est celui des orisha, des héros et ancêtres divinisés. Chez les Baoulés de Côte-d’Ivoire, les autres divinités sont les amuin. Ces esprits sont sou-vent représentés à travers les masques ou statuettes mis en scène lors des cérémonies. Ces sculptures en bois prennent alors des formes humaines, animales ou hybrides, parfois monstrueuses. On ne peut qu’être troublé par leur ressemblance avec des divinités que l’on trouve dans les îles océaniennes ou dans le Grand Nord sibérien. Dans ces sociétés, on retrouve ce même panthéon complexe de dieux et déesses, ancêtres, esprits représentés sous forme de statuettes et masques. Chez les Aborigènes d’Australie, ces divinités totémiques sont souvent peintes sur les parois rocheuses et régulièrement rénovées lors des grandes cérémonies totémiques.
Si l’on se rend en forêt amazonienne, ou chez les Inuits, on tombe sur des personnages similaires. Les noms et formes des esprits sont infiniment variés, mais leur existence est un trait universel6. À ces divinités sont associées des mythologies (cosmogonie, théogonie, anthropogénie) qui racontent l’origine et la structure de l’univers, la naissance des divinités, l’apparition des hommes et la raison d’être des choses.
Les rituels
Les religions actuelles sont souvent présentées comme des croyances personnelles où la foi compte plus que la pratique. À l’inverse, les religions traditionnelles se présentent avant tout sous forme de cultes collectifs. Chez les Bushmen, on invoque les esprits pour soigner un malade ou favoriser la chasse. Les rituels d’initiation des garçons jouent un grand rôle dans le passage de l’enfance à l’âge adulte. C’est aussi le cas chez les Aborigènes, les Papous et toutes les sociétés amérindiennes. Dans les sociétés agraires, comme chez les Yorubas, les cérémonies religieuses accompagnent aussi les moissons, tandis qu’au Bénin les sociétés secrètes Gèlèdè sortent les masques des esprits lors des cérémonies d’initiation ou si une calamité s’est abattue sur la communauté (une épidémie par exemple).
Dans toutes les religions premières apparaît cet autre fait commun: les esprits sont convoqués au moyen de rituels très codifiés dans des moments précis, rites de passage (funérailles, mariages, initiation des adolescents), rites propitiatoires (destinés à favoriser la chasse, la guerre, l’agriculture, l’élevage ou guérir des maladies) ou les cérémonies collectives (claniques). Les rites sont donc clairement associés à la préservation d’un ordre social et la survie du groupe. La religion n’est pas destinée principale-ment à affronter la mort, mais plutôt faire face aux problèmes de la vie: se nourrir, se soigner, organiser la place de chacun au sein du groupe7.
Les spécialistes du sacré
Un troisième trait commun unit les religions traditionnelles : toutes confient à des personnages spécifiques le contact avec le sacré. Chez les Bushmen, le chaman est celui qui préside aux cérémonies collectives et communique avec les esprits animaux au cours de son « voyage » (la transe). Chez les Nuers, il n’existe pas de chaman dans ce sens précis,mais E. Evans-Pritchard a recensé plusieurs spécialistes chargés des contacts avec les esprits : « Outre le kuaa muon, qui est en relation rituelle avec la terre, et le wirghol qui est en relation rituelle avec le bétail, il existe un certain nombre de spécialistes du totem, qui commercent rituellement avec les lions, les crocodiles, les oiseaux tisserins, etc., et sont capables d’influer sur le comportement de ces animaux. ((Edward Evans-Pritchard, La Religion des primitifs à travers les théories anthropologiques [1965], Payot 1971.))»
Chez les Pygmées Aka, le médiateur du sacré change selon le rite: ce peut être l’aîné pour invoquer è.zÉngì, le dieu de la forêt, le devin-guérisseur qui sollicite les mânes (bè. zíò) ou encore le maître-chasseur lors des rituels de chasse à l’éléphant. Ce dernier rite ressemble d’ailleurs fort à un rituel chamanique8. Dans toutes les religions premières, les contacts avec les esprits et l’organisation des rituels sont conés à des spécialistes du sacré. Les fonctions ne se recoupent jamais complètement, mais leur point commun est d’être les médiateurs avec le monde de l’au-delà. Ils sont supposés être les détenteurs de secrets jalousement gardés (parfois le nom d’un esprit, parfois un récit mythique), ce qui leur confère un statut à part dans la société. Chez les Aborigènes, les initiés (les hommes aînés) sont aussi les gardiens de la loi (ou « tradition »). Chez les Selknam de Patagonie, la connaissance du mythe du Soleil et de la Lune légitime explicite-ment la domination des hommes sur les femmes – on retrouve la même chose chez les Baruyas de Nouvelle-Guinée9.
Morale et lois
Chez les Pygmées Aka, on considère que les troubles qui frappent une société (comme une chasse infructueuse ou la mort accidentelle d’un homme) sont des punitions infligées par les esprits aux vivants qui se sont mal conduits à cause, par exemple, des disputes qui minent la communauté10.Les esprits sont donc là pour veiller à la bonne marche de la société. De même, lorsque l’on initie un jeune homme sous l’égide de l’esprit Jèngi, on en prote pour lui rappeler ses droits et devoirs. La religion des Pygmées, comme celle des Bushmen, définit d’abord la loi du groupe. Si l’on se rend à l’autre bout de la planète, chez les Papous de Nouvelle-Guinée ou les Aborigènes d’Australie, on verra que, là aussi, les croyances et rituels religieux assignent à chacun – chasseur ou épouse – des codes de conduite sur la façon de se comporter en société : l’adultère, le vol, le meurtre sont partout condamnés et partout vont provoquer la colère des dieux. Dans les sociétés primitives, la religion fait figure de « loi » ou de « tradition » : elle est l’équivalent de la constitution des États modernes.
À quoi rime tout ce carnaval ?
Tantôt décrites comme chamanistes, totémistes, animistes, les religions premières semblent toutes construites sur une même armature, faite de divinités, cultes, lois et le tout porté par les spécialistes du sacré. La ressemblance et l’universalité de ces éléments suggèrent qu’ils répondent à des besoins impérieux de la psychologie humaine ou de l’organisation des sociétés. Quels sont ces besoins? Voilà ce qu’il nous faut maintenant examiner.
Pourquoi tout ce cérémonial ?
Des hommes au corps peint délent en dansant et chantent une mélopée ; des masques sont sortis pour les grandes occasions, portés par des danseurs couverts de paille; des esprits invi-sibles sont invoqués; des mythes rocambolesques racontent l’origine du monde avec force êtres fabu-leux, enfantements miraculeux et autres meurtres. À quoi tout cela rime-t-il? Pourquoi cette énergie dilapidée dans des rites aussi illusoires, au regard des buts recherchés par des adultes capables par ail-leurs de déployer tant d’ingéniosité pour pister et tuer un animal, faire pousser les légumes, se soigner ou construire leurs outils et leurs armes? Notons tout d’abord que cette étrangeté des rites et des mythes n’est pas propre aux cultures primitives : le rite chrétien de l’eucharistie (manger une hostie supposée être le corps du Christ, prétendre que ce dieu a fait des miracles ou marché sur l’eau) est tout aussi surprenant. Cet ensemble de récits extravagants (les mythes) et de rites déroutants a forcément un sens. Il est trop systématique et universel pour ne pas avoir des rai-sons impérieuses. Reste à connaître lesquelles.
Fonction cognitive: expliquer le monde
Longtemps, faire de l’anthropologie religieuse consistait à recueillir et analyser les mythes, décortiquer les rituels et chercher à comprendre leur sens (premier ou caché). Sens premier : le mythe de la « caverne primordiale » est un des mythes les plus vieux et les plus répandus sur les continents11. Il arme que les animaux et humains ont été créés sous terre par les dieux, et qu’ils se sont progressivement transformés avant de parvenir à la surface. Le mythe possède des versions multiples, avec des épisodes variés, mais il repose sur un schéma commun et per-met d’expliquer pourquoi le monde est ainsi fait.
Aujourd’hui, les mythes de création ont été rem-placés par le Big Bang et la théorie de l’évolution, mais une même fonction cognitive demeure : expliquer l’ordre du monde. Mais on peut remarquer aussi que les mythes d’origines n’ont pas uniquement pour but d’expliquer la naissance des animaux et des hommes en général. Chez les Aborigènes, comme chez les Indiens, les récits portent sur la façon dont des terres sacrées ont été attribuées aux ancêtres de tel ou tel clan, constituant les territoires où ils vivent (tout comme dans la Bible, Dieu finit par attribuer une terre au peuple élu). Le récit de fondation vaut ainsi pour titre de propriété sur une terre! De même, le récit du combat entre la Lune et le Soleil chez les Baruyas (Nouvelle-Guinée) ou les Selknam (Patagonie) n’est pas qu’une belle et curieuse histoire d’astres rivaux: il explique que le Soleil, allié des hommes, est parvenu à soumettre les femmes, alliées à la Lune. Au-delà de la fonction cognitive (expliquer l’ordre du monde), il y a aussi une légitimation d’un ordre social (favorable au masculin en l’occurrence).
Fonction sociale: organiser la société
Pour Émile Durkheim, la religion totémique des Aborigènes avait pour fonction première d’assurer la cohésion sociale des communautés. Les différents clans se formaient en ras-semblant des individus autour d’un même animal-totem, ciment du groupe. Maurice Godelier a cherché à préciser le rôle poli-tique de la religion à partir de l’étude des Baruyas, une tribu de Nouvelle-Guinée. Tout l’appareillage symbolico-rituel assure un double rôle : de légitimation du pouvoir (des hommes sur les femmes, des aînés sur les cadets) et de fixation des règles de vie (appropriation d’un territoire, règles régissant la parenté, partages des biens, etc.). Ainsi les rituels d’initiation des garçons (qui ont un rôle essentiel dans la plupart des religions premières) jouent un rôle clé dans la définition du statut de chacun en permettant aux jeunes garçons d’être progressivement intégrés dans le groupe des hommes adultes d’un clan.
Au terme de leur initiation, certains rejoignent le groupe restreint des « grands hommes» (les aînés) qui détiennent le pouvoir collectif et assurent leur domination sur le reste de la société. Chez les Aborigènes, les hommes « initiés » (et qui connaissent le sens des images sacrées) ne sont rien d’autre que les dépositaires et gardiens de la « loi » transmise de génération en génération.
Fonction existentielle : donner du sens à la vie
Les religions ne se contentent pas de fixer une morale collective, des totems et des tabous, des valeurs sacrées et des interdits. Elles s’accompagnent aussi d’un précieux ingrédient existentiel. Aux jeunes garçons, elle donne par exemple la perspective de devenir un « vrai homme », c’est-à-dire un chasseur et guerrier (au service de son clan), autant dire un statut prestigieux, un rêve d’ascension sociale en quelque sorte. L’accession à un rang et un statut dans la société, autant pour les hommes que pour les femmes, se fait à travers des modèles de conduite, des valeurs, une morale et une discipline de vie que la religion a pour fonction d’inculquer et de rappeler à chacun de ses membres.
Chez les Aborigènes, les divinités du « temps du rêve » accompagnent les individus dans différentes circonstances de la vie. Certains sont des esprits collectifs qui représentent le groupe, d’autres sont plus spécifiquement destinés aux hommes ou aux femmes, voire sont les protecteurs des enfants. Il existe aussi des esprits personnels, sorte « d’ange gardien », qui sont autant des compagnons imaginaires, des confidents que des « coachs » personnels, aptes à vous soutenir face aux épreuves de la vie. Chez les Baoulé (Côte d’Ivoire) par exemple, le « blolo bian » est « l’époux de l’au-delà » des jeunes femmes.
Fonction thérapeutique: protéger et guérir
Chez les peuples premiers, la religion a partie liée avec la magie et la sorcellerie. Qu’une personne souffre d’une maladie grave ou chronique ou qu’un proche ou une bête meure subitement, c’est sans doute qu’un mauvais esprit rôde ou qu’un mauvais sort vous a été jeté. Le chaman est alors appelé à intervenir. Il va combattre le mauvais esprit et le chasser du corps du malade (la thérapie chamanique relève de l’exorcisme). Il est aussi un devin: il peut déterminer qui a jeté le sort et désigner le coupable. Il peut encore faire des présages, tel annoncer si le temps est propice à une expédition de chasse, ceci étant moins une prédiction qu’une mise en garde invitant à renoncer ou s’assurer d’avoir mis toutes les chances de son côté (en général par une offrande aux esprits).
Fonction spectaculaire : contes, fêtes et théâtre
Les religions premières relèvent du spectacle: elles se manifestent à travers des cérémonies, fêtes, rituels et objets sacrés qui ont tous un caractère théâtral. Pour marquer les esprits, impressionner et suggérer l’existence d’une « présence » réelle (mais invisible), il s’agit moins de convaincre que de captiver et faire ressentir l’existence des esprits. Pour cela, rien ne vaut un décorum saisissant et troublant. Les cérémonies religieuses obéissent à des mises en scène bien huilées, avec des personnages portant masques, plumes, accoutrements colorés qui viennent mimer les esprits. Le public qui voit surgir un esprit sous l’apparence d’un homme masqué et vêtu, recouvert de plumes et de paille, qui se met à danser et mimer un animal sauvage n’est pas dupe: il sait bien qu’un proche (un cousin, un oncle) est sous le déguisement, mais cela n’empêche aucunement de croire à la réalité des esprits.
Les chrétiens savent bien que le prêtre qui célèbre la messe en robe est un humain comme les autres, mais le temps de la cérémonie, il change de statut et devient le représentant du divin. Ce n’est pas pour rien si toutes les cérémonies religieuses empruntent les artifices du théâtre: une scène, des chants, des costumes, un décor, etc., tout est fait pour créer l’existence d’un au-delà, d’un monde invisible, mais présent à nos côtés.
- À quelques exceptions près, voir par exemple Yves Lambert, La Naissance des religions. De la préhistoire aux religions universalistes, Armand Colin, 2007. [↩]
- Tout comme le mot Pygmée est un terme péjoratif, le mot bushmen (les gens du bush) a été inventé par les colons. C’est pourquoi les anthropologues préfèrent parler des San ou des Kun. [↩]
- Tomas Widlok, « Le rituel de guérison: forme, variabilité et innovation », dans Les Bushmen dans l’histoire, op. cit. Voir aussi, pour un récit vivant, Marjorie Shostak, Nisa, une vie de femme, Payot, 2004. [↩]
- Edward Evans-Pritchard parle de totem et Godfrey Lienhardt de clan divinity. Voir Godfrey Lienhardt, Divinity and Experience: e religion of the Dinka [1961], Clarendon Press, 2007. [↩]
- Alfred Adler, «Le totémisme en Afrique noire », Systèmes de pensée en Afrique noire, cahier n°15, École pratique des hautes études, 1998. [↩]
- Sur le sujet, une référence s’impose: Patrick Jean-Baptiste (dir.), Dictionnaire universel des Dieux, déesses et démons, Seuil, 2016. [↩]
- Voir le dossier de L’Humanologue n° 2 : « Pourquoi dieu existe (encore) ». [↩]
- Si on en juge la description qu’en a faite l’ethnologue Lucien Demesse: « Durant toute une journée les hommes dansent en rond autour d’un feu sur un rythme tenu par les tambours, tout en agitant des hochets de vannerie; tandis qu’assises à l’écart les femmes les accompagnent de leurs chants. Le feu porte un nom propre qui change à chaque cérémonie… À l’issue de cette interminable ronde, le “voyant” s’isole un moment dans sa hutte pour y absorber un hallucinogène… La transe le gagne… dans la base des ammes, il discerne l’image d’un endroit où le gibier est abondant et où on réinstallera le campement; puis la vision s’éteint et l’homme tombe en catalepsie.» « Les Pygmées», dans Ethnologie régionale, t. I, Gallimard, coll. « La Pléiade », 1972. [↩]
- Maurice Godelier, La Production des Grands Hommes [1982], rééd. Flammarion, coll. « Champs », 2009. [↩]
- Serge Bahuchet, Les Pygmées Aka et la forêt centrafricaine, Sélaf, 1985. [↩]
- Jean-Loïc Le Quellec, La Caverne originelle. Art, mythes et premières humanités, La Découverte, 2022. [↩]