« Être humain » signifie deux choses. D’abord, cela veut dire faire partie de l’espèce humaine. C’est notre cas à tous. Mais « être humain », c’est aussi « faire preuve d’humanité ». Et ce n’est le cas que de quelques-uns. Étude de cas avec un djihadiste au grand cœur qui a réussi à combiner les deux.
«Être humain », c’est d’abord faire partie du genre humain. L’être humain, c’est vous, c’est moi, et ce sont les milliards d’humains que porte cette planète. Nous sommes tous des mammifères d’un genre particulier – du genre homo et de l’espèce sapiens.
Mais « être humain » veut également dire « faire preuve d’humanité ». Au sens humaniste du terme, cela veut dire se comporter avec bienveillance, intelligence et sagesse vis-à-vis du monde et des autres humains. C’est se hisser au-dessus de l’humanité ordinaire – avec ses bassesses, ses mesquineries et ses faiblesses – pour se rendre digne du titre d’humain.
Abd el-Kader ne fut ni philosophe grec, ni un vieux sage chinois, ni un honnête homme de la Renaissance.
Pourtant, ce tenant du djihad a porté très haut les couleurs de l’humanisme.
Du chef de guerre au mystique soufi
Abd el-Kader est né en Algérie en 1808. Fils d’un notable local, cheikh d’une confrérie soufi, il se destine tôt à devenir, comme son père, un émir respecté et un maître d’école. Mais l’occupation ottomane, puis française va changer son destin. L’étudiant en études coraniques, nourri aussi de culture occidentale, devient un chef de guerre. Par son énergie et son charisme, il réussit à fédérer des tribus de l’ouest algérien et en 1832 occupe avec ses troupes les deux tiers de l’Algérie actuelle où il fonde un État islamique.
En 1842, la guerre contre l’occupation française prend un tournant avec la nomination du maréchal Bugeaud comme gouverneur d’Algérie. Le maréchal Bugeaud, de sinistre mémoire, adopte une politique de terre brûlée : destruction de villages, massacres de populations. Il est l’inventeur des « enfumades » (consistant à enfermer hommes, femmes et enfants dans des grottes, puis à allumer un feu à l’entrée, jusqu’à ce qu’ils soient tous asphyxiés) qui ont fait périr des milliers de villageois.
Mais Abd el-Kader a mené une lutte de résistance qui était, elle aussi, impitoyable. Il a, lui aussi, commis des massacres contre les tribus accusées de faiblesse ou de collaboration avec les Français. C’est ainsi qu’en 1839, il fit égorger une partie des membres de la tribu des Ben Zetoun.
Face aux troupes françaises toujours plus nombreuses (jusqu’à 100 000 hommes), Abd el-Kader finit par perdre un à un tous ses bastions. Finalement épuisé et défait, il finit par se rendre aux Français en 1847. Fait prisonnier, il est transféré en France au château d’Amboise. Commence alors sa seconde nouvelle vie : celle du sage soufi.
Lettre aux Français
Durant sa réclusion, Abd el-Kader prie, lit et écrit. Il devient un tenant du « grand djihad » : la guerre intérieure contre soi, contre ses démons et mauvais penchants. Dans ses écrits, il prône un islam ouvert et tolérant, et défend l’idée d’un rapprochement entre Orient et Occident. Dans sa Lettre aux Français, il écrit « Si les musulmans et les chrétiens avaient voulu me prêter attention, j’aurais fait cesser leurs querelles et ils seraient devenus, intérieurement et extérieurement, des frères. » Il saura gagner l’estime des généraux français, puis celle d’intellectuels et hommes politiques. Entouré de ses fidèles, il devient une autorité morale. Napoléon III lui-même viendra lui rendre visite au château d’Amboise et le fera libérer.
Il rejoint alors la Turquie, puis Damas où il va se consacrer à son enseignement d’un islam mystique d’inspiration soufie. En 1860, lors des sanglants conflits qui opposent les musulmans aux minorités chrétiennes et juives, il s’interpose pour défendre ces derniers et use de son autorité morale pour tenter de rétablir la concorde entre les communautés.
Abd el-Kader meurt en 1883, à l’âge de 75 ans. Il laisse derrière lui l’image d’un « juste ». En Algérie, il est un héros fondateur de la nation algérienne. En France, il a attiré le respect de ses anciens ennemis (Napoléon III lui fait décerner la légion d’honneur). Une biographie qui lui est consacrée par Bruno Étienne s’intitule Abd el-Kader, le magnanime (Gallimard, 2003).
Être digne de l’humanité.
Abd el-Kader ne fut pas un « saint » – mi-homme, mi-dieu – ou une sorte de surhomme qui s’affranchirait de la condition humaine ordinaire. Au contraire, il a été pleinement humain au sens anthropologique du terme : ce fut un animal humain comme nous tous ; il devait manger, boire, déféquer comme nous tous. Il était un être de désir, animé par les passions humaines : la joie, la colère, la peur, l’amitié, l’amour, la quête de reconnaissance et le goût de la vengeance. Il fut un homme de son temps et de son pays : il était arabe (d’origine berbère), musulman, nationaliste, chef de guerre, soufi. Mais Abd el-Kader a aussi été un humain dans le deuxième sens du terme : il a su faire preuve d’humanité en se hissant au-delà des comportements humains ordinaires. Comme combattant et chef spirituel, il est fait du même bois qu’un Nelson Mandela, un Mohandas Karamchand Gandhi, ou un Ahmed Chah Massoud. Le point commun entre ces trois hommes ? Ils ont su s’extraire du lot commun et présenter face à l’adversité un autre visage que celui de l’humanité ordinaire. Autrement dit, ils ont gagné le titre d’humain dans toutes ses acceptions. •
Un bel exemple d’humanité à faire connaitre en ces temps très difficiles pour de nombreux peuples.
Merci pour tous ces articles très instructifs.