« J’aime ma femme, ma femme est morte ». La lettre que Richard Feynman écrivit à sa femme disparue nous fait découvrir des liens entre la physique quantique, l’amour, la religion et tous les mondes virtuels qu’abritent nos cerveaux.
Il était une fois un physicien de génie. Son nom – Richard Feynman – est bien moins connu que celui d’Albert Einstein ou d’Alan Turing, mais il fait pourtant partie des scientifiques hors norme qui ont marqué le 20e siècle. R. Feynman (1918-1988) a participé aux grandes avancées de la physique quantique et a conçu une théorie des particules élémentaires « l’électrodynamique quantique » : une théorie terriblement complexe qui vise à répondre à une question très simple : que se passe-t-il quand la lumière rencontre la matière ?
Alors que nombre d’autres grands scientifiques du 20e siècle (comme Kurt Gödel, Paul Dirac, John Nash ou A. Turing) étaient des hommes solitaires et ombrageux, R. Feynman était un boute-en-train qui animait les soirées en jouant du bongo.
Intelligent et drôle, Richard était aussi un grand séducteur. Au lycée, il n’avait pas tardé à subjuguer la très jolie Arline, elle-même convoitée par tous les gars du coin. Leur rencontre fut un coup de foudre et le début d’une grande histoire d’amour. Quand le brillant jeune homme partit au MIT (Cambridge) pour passer sa thèse, les deux tourtereaux durent se séparer mais se jurèrent fidélité. Leur projet commun était de se retrouver plus tard pour passer leur vie ensemble.
Mais en 1941 – Richard avait alors 23 ans – Arline tomba gravement malade d’une forme rare de tuberculose, que les médecins diagnostiquèrent comme mortelle et incurable. Les pronostics lui donnaient au mieux une année ou deux à vivre. Quand il apprit qu’Arline allait mourir, Richard la demanda en mariage.
La cérémonie eut lieu en 1942, dans la plus stricte intimité : avec un couple d’amis pour seuls témoins. Ce jour-là, Richard a du se contenter d’embrasser Arline sur la joue. Le soir même, il l’a reconduisait à l’hôpital où elle allait mourir un peu plus tard.
R. Feynman fut bien sûr malheureux, mais il n’était pas d’un tempérament à se laisser abattre (« Même désespéré, le moral de Rick est très au-dessus de la moyenne des gens normaux », disait de lui un ami). Il se replongea bientôt dans ses recherches. Deux ans après la mort de sa femme, Richard lui écrivit pourtant une lettre :
« Ma chérie, je t’aime.
Je sais combien tu aimes l’entendre, mais je ne l’écris pas uniquement parce que ça te plaît : je l’écris parce que cela m’apporte du réconfort. (…) J’ai du mal à comprendre ce que cela signifie de t’aimer depuis que tu as disparu, mais je veux te consoler et prendre soin de toi, je veux que tu m’aimes et que tu prennes soin de moi. Je veux pouvoir discuter de problèmes avec toi, je veux faire de petits projets avec toi. (…) Quand tu es tombée malade, tu t’es inquiétée de ne pas pouvoir m’offrir ce que tu désirais ; m’offrir ce qui te semblait nécessaire pour moi. [Il faut comprendre ici qu’il n’a pas eu de relations sexuelles avec Arline]. Il ne fallait pas t’inquiéter. Comme je te l’avais alors expliqué, ce n’était pas nécessaire car je t’aimais beaucoup et de bien des manières.
Et aujourd’hui encore, une certitude demeure : tu ne peux plus rien me donner désormais mais je t’aime et tu t’interposes sur mon chemin pour en aimer une autre, et je ne veux pas que cela change. Toi, disparue, tu vaux bien plus que n’importe quelle autre femme vivante. Je sais que tu vas me trouver fou et que tu veux que je sois pleinement heureux et que tu ne veux pas entraver mon chemin. Je parie que tu es surprise que je n’aie même pas de petite amie (sauf toi, chérie) après deux ans. Je ne comprends pas, j’ai rencontré quelques femmes et de très jolies et je ne veux pas rester seul, mais après deux ou trois rencontres, elles ne sont toutes que poussière. Il ne me reste que toi. Toi, tu es réelle.
Ma chère épouse, je t’aime.
J’aime ma femme. Ma femme est morte.
Rick »
Et comme il avait gardé de l’humour au fond de sa tristesse, il avait ajouté en PS :
« Pardonne-moi si je ne poste pas cette lettre, mais je ne connais pas ta nouvelle adresse ».
Vivre dans ses pensées
Richard Feynman passait le plus clair de son temps plongé dans ses pensées. Il pensait à ces êtres invisibles que sont les quantas (photon ou électron que nul n’a jamais vu). Il pensait à son Arline disparue. Il pensait à bien d’autres choses encore : à prendre ses billets de train, à préparer ses cours… Il inventait aussi des petites histoires : Richard était un sacré baratineur qui racontait des anecdotes plus ou moins « arrangées » pour épater la galerie (ce qui a posé quelques problèmes à ses biographes).
Quel est le point commun entre les quantas, le fantôme d’Arline, le projet Manhattan (auquel Richard a été associé) et les petits bobards inoffensifs de Richard ? Tous sont des êtres virtuels – des bulles spéculatives – qui ne cessaient de germer dans la tête du physicien.
Les capacités intellectuelles de R. Feynman étaient exceptionnelles mais pas différentes de celles dont nous sommes tous capables. Tout le monde peut voyager dans son esprit, tout le monde peut se souvenir des êtres disparus, forger des projets d’avenir et même tenter d’imaginer à quoi ressemble une onde ou une particule. R. Feynman était simplement plus doué que le commun des mortels. Tout comme Usain Bolt utilise ses deux jambes (comme tout le monde) pour courir, R. Feynman utilisait une capacité mentale universellement répandue : son imagination.
L’esprit divisé
L’imagination est un formidable instrument pour rêver, penser, inventer, mais pendant longtemps, elle ne fut pas considérée ainsi. Elle a d’abord été méprisée par les philosophes. Pour Platon, ce qui relève de l’image est trompeur. Pour Blaise Pascal, pourtant grand mystique devant l’Éternel, l’imagination est « maîtresse d’erreur et de fausseté ». Pour Nicolas Malebranche, le meilleur disciple de René Descartes, l’imagination est la « folle du logis » : elle encombre l’esprit de délires et de chimères.
Un retour en grâce a eu lieu au début du 20e siècle avec les surréalistes, la psychanalyse et quelques philosophes amoureux des arts, de la poésie et des mythes. Pour Freud, André Breton ou Georges Bataille, l’imagination et l’imaginaire représentaient le pôle enchanteur de l’esprit humain. Elle fut associée au monde du merveilleux : celui des rêves, de la rêverie, des utopies, des mythes et autres fantasmagories dont l’esprit humain est fertile. L’opposition de Gaston Bachelard (1884-1962) entre l’esprit scientifique (rationnel) et l’esprit poétique (imaginatif) est révélatrice de cette dichotomie entre la connaissance et l’imagination. Aux poètes, l’imagination ; aux scientifiques, l’abstraction.
Il a fallu attendre la fin du 20e siècle pour que ce grand partage entre la science et l’imagination soit contesté et qu’on prenne enfin conscience que ces deux domaines font cause commune. En physique, en biologie ou ailleurs, la science a besoin de théories mais une théorie n’est rien d’autre qu’une construction mentale : un modèle schématique de la réalité, produit par l’esprit humain.1
R. Feynman excellait dans un domaine particulier de l’imagination scientifique : les expériences de pensée. Il ne mettait presque jamais les pieds dans un laboratoire et ne manipulait aucun instrument. Ses expériences de rencontre entre un photon et un électron se produisaient uniquement dans sa tête, sous forme de scénarios fictifs qu’il cherchait à modéliser. C’est ainsi que procédait aussi A. Einstein (voir encadré p. 86). À charge aux collisionneurs de particules et autres dispositifs expérimentaux de vérifier ces fictions théoriques.
Théodule Ribot et l’imagination créatrice
Un homme avait compris avant les autres la puissance créatrice de l’imagination. En 1900, était paru à Paris L’Essai sur l’imagination créatrice de Théodule Ribot. À la différence de L’Interprétation des rêves de Sigmund Freud, publié la même année, ce livre et son auteur sont tombés complètement dans l’oubli. On y trouvait pourtant une idée que l’on redécouvre aujourd’hui : l’imagination créatrice n’est pas qu’un tremplin pour les rêves, elle est aussi un moyen d’agir sur le monde et de souder les gens entre eux.
Dans son livre, T. Ribot distingue l’imagination reproductrice (les souvenirs), l’imagination délirante (celle des malades mentaux) et l’imagination créatrice. Mais il regrette que cette dernière soit assimilée aux œuvres de fictions et qu’on ne prenne pas complètement en compte le rôle essentiel qu’elle joue dans la construction, l’invention, l’économie, la religion ou la politique. « Dans la vie pratique, écrit-il, dans les inventions mécaniques, militaires, industrielles, commerciales, dans les institutions religieuses, sociales, politiques, l’esprit humain a dépensé autant d’imagination que partout ailleurs. ». Un chapitre de son livre est même consacré à ce qu’il nomme joliment « l’imagination commerciale ».
Si on admet qu’imaginer, c’est tout simplement produire des représentations mentales, alors cela concerne autant l’enfant qui joue dans le sable, l’amoureux perdu dans ses rêves, l’écrivain qui rédige son roman, le scientifique qui forge ses modèles que l’architecte qui fait ses plans. Cela concerne même le croyant qui se tourne vers l’au-delà. R. Feynman, élevé dans une famille juive non religieuse, affichait clairement son athéisme. Pourtant il avait noué avec Arline une relation de nature quasi-religieuse. Il parlait à sa femme décédée comme on parle aux esprits : il lui donne vie (« tu es réelle »), il lui demande réconfort et soutien (« je veux que tu m’aimes et que tu prennes soin de moi »). Il lui demande des conseils (« Je veux pouvoir discuter de problèmes avec toi »). Il l’aime comme on aime son dieu, sa déesse, son ange gardien ou tout autre ami imaginaire. Richard a toujours gardé avec lui la lettre à sa femme. Elle était encore dans son portefeuille, quand il est mort en 1986. •
Qu’est-ce qu’une expérience de pensée ?
Les « expériences de pensée » (le terme a été forgé par le physicien Ernst Mach) désignent une expérience de physique imaginaire : sans matériel et sans laboratoire. La célèbre expérience de « la chute des corps dans le vide » de Galilée, supposée réalisée du sommet de la tour de Pise, n’a jamais eu lieu. Galilée a simplement raisonné en se demandant : « ce qui se passerait si… ».
Albert Einstein lui-même reconnaissait que la plupart de ses découvertes reposaient sur des expériences de pensée. Pour étudier la gravitation, il se voit installé dans un ascenseur cosmique qui tombe dans le vide. Pour étudier les effets de la relativité, il s’imagine assis sur un rayon de lumière un miroir à la main. « L’imagination, dira-t-il, est plus importante que la connaissance ».
- Gérald Holton, L’Imagination scientifique, (1981) ; Arthur Miller, Intuitions de génie. Images et créativité dans les sciences et les arts, Flammarion, 2000, François-Xavier Demours et Éric Monnet, « Le monde à l’épreuve de l’imagination. Sur « l’expérimentation mentale » », Tracés. Revue de Sciences humaines [En ligne]. [↩]