Tout est faux dans Rousseau : de la fable du bon sauvage à celle de l’apparition des inégalités. Si on ne peut reprocher à Rousseau de ne pas connaître ce que l’on sait aujourd’hui sur l’origine de l’inégalité, il désolant de continuer à présenter Le Discours sans en tenir compte.
Nous sommes en avril 1754. Jean-Jacques Rousseau vient de faire parvenir à l’Académie de Dijon un manuscrit qui répond à la question suivante : « Quelle est l’origine de l’inégalité parmi les hommes, et si elle est autorisée par la loi naturelle ? ». Cette question est posée dans le cadre d’un concours public ouvert à tous. Les candidats ont six mois pour répondre. En remettant son manuscrit, J.-J. Rousseau espère renouveler l’exploit réalisé deux ans plus tôt. Il avait remporté ce même concours grâce à son Discours sur les sciences et les arts. Dans ce texte, il défendait pourtant une thèse surprenante et iconoclaste : les sciences et les arts dégradent et pervertissent les humains plutôt qu’ils ne les font progresser !
L’idée d’une nature humaine pervertie par la société avait alors suscité une vaste polémique. Elle avait aussi rendu Rousseau célèbre. Même l’ancien roi de Pologne prendra la plume pour lui répondre1 .
En rédigeant son Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes, Jean-Jacques Rousseau espère donc doubler la mise. Dès qu’il prend connaissance du sujet, il se met au vert et rédige en quelques mois le manuscrit qu’il remet en avril 1754, quelques jours avant la clôture du concours. Mais son texte est immédiatement retoqué. Il est beaucoup trop long, plus de 100 pages, par rapport au format imposé : celui d’un discours devant être lu devant une assemblée. Qu’importe ! Rousseau va chercher un éditeur. En 1755, le livre paraît sous le titre Discours sur les origines et le fondement de l’inégalité parmi les hommes.((Qu’on résume par Discours sur l’origine des inégalités.))
Comme son livre précédent, une polémique va s’en suivre. L’Église le condamne : sa description d’un « bon sauvage » libre et heureux nie le dogme du péché originel, ce qui est inacceptable. Quant à Voltaire, il lui décochera quelques flèches pleines d’ironie : « J’ai reçu, Monsieur, votre nouveau livre contre le genre humain. (…) On n’a jamais employé tant d’esprit à vouloir nous rendre bêtes, il prend envie de marcher à quatre pattes quand on lit votre ouvrage. » S’ensuivra une verte polémique entre les deux meilleurs ennemis de l’intelligentsia des Lumières.
Un classique : toujours cité, rarement lu
Avec le temps, le Discours est devenu l’un des grands classiques de la philosophie et un des textes fondateurs des sciences sociales. Il répond d’ailleurs tout à fait à la définition du classique : toujours cité, rarement lu. On en a retenu quelques leçons essentielles : les énormes inégalités sociales entre riches et pauvres ne sauraient s’expliquer par les inégalités naturelles (physique ou intellectuelle). Il nous paraît aujourd’hui évident que si Bill Gates ou Jeff Bezos (le patron d’Amazon) sont des gens, certes, doués dans leur domaine, leur fortune colossale n’est pas forcément proportionnelle à leur talent. Bien des génies restent désargentés et il y a parmi les grosses fortunes des gens très médiocres. Les inégalités sociales ne sauraient donc s’expliquer par des inégalités de nature. Voilà en peu de mots, l’idée principale du Discours et ce qu’on en a retenu. Pourquoi aller plus loin ? Tout simplement parce que si cette thèse nous apparaît une vérité établie, la démonstration qui y conduit ne résiste pas à l’examen. Les recherches actuelles sur les origines des inégalités apportent un cinglant démenti à cette thèse ! Paradoxalement, en se penchant un peu plus près sur le contenu du Discours, on y trouve une idée forte, passée relativement inaperçue et qui mérite pourtant d’être prise en compte, car elle nous donne un tout autre regard sur les inégalités, anciennes et présentes.
Voyons cela.
Portrait d’un bon sauvage
Le Discours se compose de deux parties >((Précédées d’une longue préface : « Lettre aux citoyens de Genève ».)) : la première est consacrée à l’homme à l’état de nature, la seconde au passage de la vie sauvage à l’entrée en société… et aux fâcheuses conséquences qui en résultent.
Rousseau commence donc son exposé en s’efforçant d’établir ce qu’est l’être humain à l’état de nature. Pour cela, il construit une « fiction », c’est-à-dire un récit hypothétique puisqu’il admet n’avoir que peu de connaissances réelles sur le sujet. Il faut se rappeler qu’à son époque, ni la préhistoire, ni l’anthropologie n’existent vraiment – elles ne verront le jour qu’au siècle suivant. Pour dresser le portrait de l’homme à l’état de nature, Rousseau procède essentiellement par hypothèses illustrées par quelques observations, plus ou moins fantaisistes, tirées de récits de voyages en Amérique, là où les premiers voyageurs ont cru découvrir des hommes sauvages.
L’homme sauvage est d’abord dépeint sous les traits d’un individu solitaire et vivant au contact de la nature. Ses besoins sont frustes (« la nourriture, le repos et la femelle ») et son intelligence est bornée par ce qu’il connaît : c’est-à-dire pas grand-chose. Du coup, il se satisfait de ce qu’il possède et ne rêve pas de sortir de sa condition. Pour autant, le sauvage se distingue des autres animaux en ce qu’il est « libre ». Il peut choisir différents aliments et peut loger ici ou là, à la différence des animaux rivés à leurs instincts. Il est aussi « perfectible », c’est-à-dire qu’il peut apprendre : à pêcher, à chasser, à se vêtir. La « perfectibilité », voilà ce qui, selon Rousseau, marque le propre de l’homme. Être solitaire, fruste, sans grand besoin, se suffisant à lui-même, le sauvage vit sans contact avec d’autres et donc sans conflit (« sans guerre ni liaison »). Voilà le portrait du « bon sauvage » selon Rousseau. Tout va changer avec les débuts de sa vie en société.
Comment ce bon sauvage en est-il venu à vivre en société ? Et quels sont les effets sur sa vie ? C’est l’objet de la seconde partie.
Elle s’ouvre par cette célèbre citation : « Le premier qui, ayant enclos un terrain, s’avisa de dire : Ceci est à moi, et trouva des gens assez simples pour le croire, fut le vrai fondateur de la société civile. Que de crimes, de guerres, de meurtres, que de misères et d’horreurs n’eût point épargnés au genre humain celui qui, arrachant les pieux ou comblant le fossé, eût crié à ses semblables : Gardez-vous d’écouter cet imposteur ; vous êtes perdus, si vous oubliez que les fruits sont à tous, et que la terre n’est à personne ».
J.-J. Rousseau semble ici un précurseur de Proudhon (« la propriété c’est le vol ») et de Marx (la propriété est cause de tous les maux, son abolition la solution à tous les problèmes). Il semble aussi l’héritier de La Boétie : c’est la crédulité du peuple qui le rend esclave des puissants. Après une telle entrée en matière, la logique voudrait que l’auteur décrive les origines de la propriété privée et comment son abolition pourrait libérer le peuple.
Curieusement, c’est une tout autre argumentation que J.-J. Rousseau développe. Toute la seconde partie du Discours se présente comme un grand récit de l’évolution humaine où se perfectionnent à la fois la technique, le langage, l’art, l’agriculture, l’industrie et les mœurs. Ce que l’on pourrait voir comme une marche en avant du progrès, se révèle aussi une damnation. Car les humains, en se perfectionnant, se condamnent eux-mêmes à leur propre esclavage.
Rousseau commence par indiquer qu’il est inutile de chercher les circonstances précises du passage de la vie solitaire à la vie en société : c’est un acte fortuit, produit au hasard des rencontres. Une fois ce premier pas accompli, la vie en société débute : avec elle la formation des familles, la naissance du langage et au fil du temps des groupes plus étendus. Dans le même temps, l’esprit se perfectionne ainsi que la sensibilité. L’intelligence s’aiguise au contact d’autrui (par apprentissage et émulation). Le contact avec les autres conduit à l’apparition de sentiments nouveaux : le désir de paraître, la jalousie, l’envie de posséder autant que les autres, puis plus qu’eux. D’où les rivalités qui s’enchaînent. Vient un moment où, pour faire taire les conflits et les jalousies, un ordre doit s’imposer à tous. Cet ordre a été fondé sur « la propriété et les lois » qui légitiment par convention des statuts et des privilèges aux uns et la soumission des autres. Mais cet ordre, conclut Rousseau, n’a rien de naturel. Au contraire : « Il s’ensuit de cet exposé que l’inégalité, étant presque nulle dans l’état de nature, [elle] tire sa force et son accroissement du (…) des progrès de l’esprit humain]. Elle ne devient « stable et légitime que par l’établissement de la propriété des lois ». CQFD
Que reste-t-il du Discours ?
L’idée selon laquelle les inégalités économiques et sociales n’ont rien de naturel nous apparaît aujourd’hui comme une évidence. Mais cela n’était pas le cas à l’époque de Rousseau, au 18e siècle. L’Ancien Régime est encore une société régie par un ordre hérité de l’âge féodal où les aristocrates possèdent des privilèges liés à la naissance. Le Discours s’emploie à contester cet ordre en affirmant quelques décennies avant la Révolution française que : « Tous les hommes sont nés libres et égaux en droit ».
S’il revient à Rousseau d’avoir été un des premiers à avancer cette idée révolutionnaire, pour autant la démonstration qui en est faite est-elle encore valable ? Que sait-on aujourd’hui de la naissance des inégalités sociales ? C’est ce qu’il nous faut voir maintenant.
Rousseau voit le « sauvage » comme un animal vivant seul dans une forêt. L’humain primitif est, pour lui, comme un ours ou un singe solitaire. Il ne connaît ni la famille, ni l’amour, ni le langage, ni l’éducation. Or, cette idée d’une entrée en société d’humains ayant vécu jusque-là en Robinson n’est plus admissible aujourd’hui. La vie en société n’est pas une invention humaine. Bien des espèces animales sont sociales : les abeilles vivent en essaim, les oiseaux en nichées et de nombreux mammifères vivent en groupes soudés et organisés. C’est le cas des loups, des lions, les hyènes, et des grands singes. On sait aujourd’hui que les humains appartiennent à une lignée de primates sociaux : les chimpanzés vivent en bandes de dizaines d’individus, liés par des liens d’attachement et de hiérarchie. Rousseau ne pouvait, certes, pas connaître l’éthologie – science apparue au 20e siècle –, mais l’existence d’une vie sociale animale était connue bien avant lui : Aristote l’avait déjà décrite deux millénaires auparavant ! Et les naturalistes de son époque, de Buffon à Linné, avaient déjà beaucoup écrit sur le sujet. Rousseau assimile à tort vie sauvage et vie en solitaire. Un « état de nature » qui aurait précédé la vie en société est faux. L’être humain est, par nature, un être social, et cela depuis ses origines.
L’origine de l’inégalité : ce que l’on sait aujourd’hui
Voyons maintenant ce qu’il en est de l’apparition des inégalités au sein des premières sociétés humaines au regard de nos connaissances actuelles.
Longtemps, les spécialistes – préhistoriens et anthropologues – s’accordaient pour admettre que les premières sociétés humaines furent égalitaires. Les inégalités de richesse et de pouvoir seraient apparues avec l’invention de l’agriculture et de l’élevage (à l’époque néolithique). Auparavant, la chasse et la cueillette n’auraient pas permis de dégager un surplus suffisant pour entretenir des improductifs et donc permettre l’exploitation de l’homme par l’homme. Cette thèse, déjà formulée par Marx et Engels au 19e siècle, fut largement admise et semblait confirmée tout au long du 20e siècle par les données anthropologiques et archéologiques.
Or cette vision des choses est désormais contestée. Un des artisans de cette remise en cause est l’archéologue Brian Hayden, l’auteur de Naissance de l’inégalité. L’invention de la hiérarchie (2013). Non loin de son université en Colombie-Britannique (Canada) où il enseigne comme professeur émérite, B. Hayen a mené des fouilles sur la vie des anciens Kwakiutls, une population d’Indiens d’Amérique du Nord, bien connus au-delà même du petit monde de l’anthropologie. Les Kwakiutls sont célèbres pour leurs grands totems de bois plantés devant les maisons, pour leurs magnifiques masques cérémoniels et pour l’institution du potlatch, une grande cérémonie où on dilapide des biens (bétail, couvertures, objets précieux) sans compter. L’économie des Kwakiutls est fondée principalement sur la pêche. Les eaux poissonneuses des îles de la côte est du Canada leur permettent de vivre en sédentaires une partie de l’année. Leurs grandes maisons de bois abritent des familles entières. La société kwakiutl est très hiérarchisée et inégalitaire. Elle est composée d’une petite élite aristocratique qui cumule le pouvoir, les richesses et les fonctions religieuses, d’une majorité de « gens ordinaires » et d’une petite minorité d’esclaves domestiques au service des chefs. Que des fortes inégalités de richesse et de pouvoir puissent exister chez des peuples de chasseurs-cueilleurs-pêcheurs, voilà qui remet en cause le vieux schéma selon lequel les inégalités ne seraient apparues qu’après l’invention de l’élevage et de l’agriculture. Les Kwakiutls ne sont pas les seuls dans ce cas. C’est le cas aussi d’autres populations indiennes, de la côte est des États-Unis. Brian Hayden a émis l’hypothèse que des sociétés hiérarchisées auraient pu apparaître durant la préhistoire. Certains vestiges (tombes somptuaires, peintures rupestres) le laissent à penser.
Pour l’anthropologue Alain Testart, la présence d’inégalités de richesse dans des sociétés non agricoles suppose de changer de modèle explicatif : ce n’est pas l’agriculture qui est la source de l’enrichissement et des inégalités, mais les capacités de stockage. Les Indiens d’Amérique pouvaient stocker des peaux de bisons, de la viande de saumon (séchée, salée…) et donc stocker des surplus. Ces surplus sont la condition nécessaire à l’accumulation des biens par certains. Alain Testart a émis une autre hypothèse plus novatrice encore : bien des sociétés de chasseurs-cueilleurs connaissent des inégalités non pas seulement économiques mais sociales. Ainsi, dans les sociétés des îles mélanésiennes, les hommes se distinguent et se démarquent non par des richesses matérielles mais par des marques de prestige. Les big men arborent des biens décoratifs (des bijoux notamment) qui n’ont pas de valeur utilitaire, mais marquent la puissance de celui qui les détient. L’ostentation joue un rôle important dans ces sociétés. Enfin, il existe des sociétés sans richesses et même sans pratiques ostentatoires mais d’autres types d’inégalités demeurent. Ces dernières portent sur l’appropriation d’un bien très précieux et convoité : les femmes. Chez les Aborigènes d’Australie, le fait d’avoir plusieurs femmes fait d’un homme quelqu’un d’important. Avoir plusieurs femmes offre de nombreux avantages : cela dispense de travailler, les femmes le font pour vous, et c’est l’assurance d’avoir beaucoup d’enfants, notamment des filles à donner à des gendres qui vous seront redevables (en gibier, par exemple). C’est la possibilité de renouveler régulièrement les épouses : celle des jeunes filles, de 12 ou 15 ans, qui viennent remplacer dans la couche les femmes plus âgées. On comprend alors que la possession des femmes soit le motif principal des conflits entre Aborigènes… L’inégalité sociale la plus manifeste qu’il existe d’ailleurs dans la plupart des sociétés réputées égalitaires est d’ailleurs l’inégalité entre hommes et femmes. Dans toutes les sociétés de chasseurs-cueilleurs connues, ce que l’on a longtemps considéré comme une « division sexuelle du travail » est bien une inégalité fondamentale de statut, de droit et de pouvoir entre hommes et femmes•
Des Aristocrates à l’âge de pierre
Sur le site de Sungir (Russie), qui date de 28 000 ans (âge glaciaire), une sépulture exceptionnelle a été découverte. Un homme et deux enfants ont été enterrés : ils étaient vêtus de tuniques faites de milliers de perles et, à leurs côtés, étaient déposés des lances et des objets en ivoire de mammouth. Manifestement ces gens n’étaient pas des gens du commun : ils appartenaient à une élite sociale. La présence d’enfants indique que leur statut était déjà fi xé : la hiérarchie était déjà héréditaire. Autrement dit, nous avons aff aire à une caste de seigneurs. Des Seigneurs à l’âge glaciaire ? C’est l’hypothèse émise par Brian Hayden. Cette hypothèse d’une naissance précoce des inégalités est également défendue par Emmanuel Guy, auteur de Ce que l’art préhistorique dit de nos origines (2017). Il y soutient que de telles sociétés hiérarchisées existaient également dans le sud de la France, au temps de Lascaux. Et au sein de ces sociétés, une élite commandait à des artistes la réalisation d’œuvres d’art pour des besoins d’apparat et d’affirmation de leur identité.
À lire sur le sujet
- Il s’agit de Stanislas Leszczynski, roi déchu de Pologne et duc de Lorraine qui publiera une Réponse au discours qui a remporté le prix de l’Académie de Dijon. [↩]