Le problème du castor

Comment les castors parviennent-ils à réaliser des constructions aussi sophistiquées que les barrages, les huttes et les terriers ? Émerveillé par leurs activités, L. va se poser cette question : ces bâtisseurs agissent-ils seulement par instinct ou font-ils preuve d’anticipation ?

Lewis Morgan est connu pour avoir été un pionnier de l’anthropologie. Il a également été avocat, homme d’affaires puis député et sénateur. Mais ce n’est pas tout : en tant qu’auteur d’un livre de référence sur le castor, il est aussi tenu pour être un précurseur de l’éthologie. Son livre Le Castor américain et ses ouvrages (1868)1 est, en effet, considéré comme une référence chez les spécialistes.

Mais d’où lui vient son intérêt pour cet animal, au point de passer tant de temps à observer, mesurer, et enquêter sur les barrages des castors ? Lors de ces voyages d’affaires dans le Michigan et de ses rencontres avec des Indiens, il en profite toujours pour aller découvrir une nouvelle construction.

Car ce qui fascine L. Morgan, c’est moins l’animal lui-même, difficile à observer, que son activité de bâtisseur. Comment un animal parvient-il à réaliser de telles constructions : de grands barrages de plusieurs dizaines de mètres destinés à réguler le niveau d’un étang, puis la hutte abritant toute une famille ? Pour entreprendre un tel ouvrage, ne faut-il pas faire preuve d’anticipation ? Quel type d’intelligence est nécessaire pour découper et transporter le bois avec discernement, creuser des canaux de transport et construire une hutte au bon emplacement ? Dans les premiers chapitres de son livre, L. Morgan décrit l’animal, son anatomie et son mode de vie de mammifère social, avant d’en venir à son sujet principal : la construction des barrages et des huttes.

L. Morgan examine avec soin des dizaines de constructions, relève les lieux d’implantation, dresse des cartes, dessine les barrages, mesure la taille des ouvrages, compare les modes des constructions. Il embauche même des artistes pour réaliser de belles illustrations présentées dans son livre.

Tous les barrages, note L. Morgan, sont construits selon un même principe : par empilement de bâtons et de branches et colmatés ensuite par de la boue. Au fil des années et des générations successives, certains barrages prennent des dimensions impressionnantes.

Une fois son barrage terminé, le castor s’attaque à la construction de la hutte qui lui servira de logis. Vue de l’extérieur, la hutte se présente comme un îlot formé d’un gros tas de bois.

À l’intérieur, se trouve une cavité où vit la famille castor. L’entrée est située sous l’eau et donc hors de portée des prédateurs. On comprend donc la raison du barrage : réguler le niveau d’eau, de sorte que l’entrée de son domicile soit en permanence sous l’eau. « Il y a plusieurs variétés de huttes, (…) elles procèdent néanmoins d’un même principe général de construction ». Les huttes sont formées d’une seule chambre, mais possèdent une, deux et parfois quatre entrées. Le sol est tapissé de bouts de bois et de brindilles pour le rendre très confortable : « il est difficile à qui n’a pas été sur place de donner une idée de la perfection de ses réalisations ».

L. Morgan s’émerveille des canaux construits par les castors pour transporter le bois. Le castor est un bâtisseur né. Chacun de ses ouvrages – barrages, huttes, terriers ou canaux – suppose une série d’actions assez complexes qui se répartissent en plusieurs séquences : couper du bois, le transporter, l’entasser, lui donner une forme globale, consolider, réparer, etc. Comment cela est-il possible ? La dernière partie du livre de L. Morgan est consacrée à « la psychologie animale ». Voilà la raison première de son étude : le castor agit-il par anticipation ou par instinct ? L. Morgan abordela question avec méthode. Il commence par récuser l’opposition sommaire entre « instinct animal » et « conscience humaine ». Pour lui, tout est affaire de degré : « Reconnaître chez les êtres non doués de parole l’existence d’une pensée consciente de même nature que celle de l’homme, mais à un degré plus faible, serait-ce abaisser la dignité de l’ homme ? ». Pour Morgan, il ne fait pas de doute que le castor possède des capacités de jugement et d’anticipation. « Les ouvrages du castor illustrent de façon très intéressante son intelligence et sa capacité à raisonner. »

Si l’animal agissait comme un automate, c’est-à-dire sans analyser la situation, il couperait un arbre sans se soucier de savoir si ce dernier est suffisamment proche de son étang ou d’un canal qui mène à sa hutte. « Ne pas envisager ces contingences l’exposerait à travailler pour rien. ». Voilà pourquoi L. Morgan plaide pour l’existence d’une capacité d’anticipation et de raisonnement chez l’animal.

RENCONTRE AVEC DARWIN

En 1871, à l’occasion d’un voyage en Europe, L. Morgan rencontre Charles Darwin, dans sa propriété du Kent. Les deux hommes sont alors de célèbres savants. Tous deux partagent les mêmes conceptions évolutionnistes, tous deux s’interrogent sur les origines de la pensée humaine. Tous deux admettent que les capacités humaines de conscience, de raisonnement, et d’intelligence sont déjà présentes dans le monde animal à différents degrés. C. est en train de terminer son livre sur la « filiation de l’homme » qui paraîtra l’année suivante. Toute la première partie du livre est consacrée à établir la continuité entre les animaux et les humains.

Lors de leur rencontre, nul doute que les deux hommes ont parlé de castors, car, dans un passage de son livre, C. Darwin écrit « On a l’habitude d’opposer intelligence (humaine) et instinct (animal), alors qu’il y a continuité ». Et il ajoute un peu plus loin : « Les castors en sont un exemple ». L’animal est poussé par son instinct à construire (une hutte ou un barrage), mais il lui faut aussi beaucoup d’intelligence pour mettre en œuvre sa construction. Darwin cite directement L. Morgan : « Parmi les mammifères, l’animal le plus remarquable pour ses instincts, à savoir le castor, est hautement intelligent, ainsi que l’admettent tous ceux qui ont lu l’excellent travail de Lewis Morgan ». Mais C. Darwin présente ensuite une objection. Comment savoir ce qui relève de l’intelligence et de l’instinct dans la construction ? Une façon de trancher la question serait d’élever des castors éloignés de leurs parents pour voir s’ils vont se mettre spontanément à construire une fois adulte. De même, il serait intéressant de voir si, au fil du temps, son travail de construction s’améliore, ce qui montrerait qu’il est en capacité d’apprendre avec l’expérience. Il s’agirait donc de savoir si « un castor, pour construire sa digue ou son canal, (…) fait tout à fait aussi bien, dès le premier essai, qu’avec l’âge et l’expérience ». Darwin est persuadé que si une expérience de ce type avait lieu, les castors agiraient à l’image de nombreux oiseaux qui, élevés à l’écart de leurs parents, réussissent tout de même à construire un nid. Il penche donc plutôt vers l’hypothèse d’une forte emprise de l’instinct, là où Morgan penchait en faveur d’une capacité d’anticipation.

Qui a raison ? L. Morgan qui attribue tout à la pensée ou C. Darwin qui suggère que l’instinct joue un grand rôle ? La question est restée longtemps sans réponse. Mais depuis, les chercheurs ont tranché. Dans les années 1960, un chercheur suédois, Lars Wilsson, a élevé une génération de petits castors après les avoir isolés de leurs parents. Il a découvert que les jeunes castors, en grandissant, se mettaient à construire des barrages similaires à ceux de leurs parents.

Un castor élevé comme un animal domestique aura même tendance à construire des barrages avec tout ce qu’il peut trouver.

Un autre argument est invoqué pour soutenir que le castor agit par instinct. Si on fait entendre à l’animal un enregistrement d’eau courante, le castor va s’empresser d’aller colmater son barrage, même s’il n’est pas endommagé. C. Darwin avait donc raison contre L. Morgan qui attribuait tout à une conscience anticipatrice. Mais les deux hommes partageaient ensemble l’idée qu’il ne faut pas séparer de façon rigide instinct et intelligence.

Concernant l’impulsion à construire et même le plan de construction, fondé sur un même schéma, il est aujourd’hui démontré que le castor obéit à un puissant instinct. En revanche, concernant l’appréciation des distances à parcourir, des obstacles à surmonter, des brèches à combler, l’animal fait preuve de discernement. L. nistré la preuve. Un autre argument en faveur du programme instinctif est la spécialisation du castor dans ses constructions. Il ne sait faire que deux ou trois choses : bâtir des barrages, des huttes et des canaux, tous tournés vers la même finalité.

Telle est la grande différence entre l’abeille et l’architecte, selon Karl Marx. L’une agit en suivant son instinct, l’autre imagine d’abord un plan pour ses abris. L’animal bâtisseur, qu’il soit abeille, oiseau ou castor suit un programme assez intangible. L’humain est un créateur polyvalent qui anticipe avant d’agir. Son imagination antici- patrice et créatrice lui sert ainsi à une multitude d’autres activités. •

  1. Édité en France en 2010 par
    les Presses du Réel. []

Un commentaire sur “Le problème du castor

  1. J’ai toujours trouvé l’opposition entre l’instinct (animal) et l’intelligence (humaine) assez sophistique.
    Vous dîtes « L’humain est un créateur polyvalent ». Euh…
    C’est peut-être vrai d’Elon Musk, plus difficile à démontrer d’un docker Chinois ou d’un cultivateur Africain. A quelques exceptions près, les hommes vont à l’école, trouvent un métier, un abri, se reproduisent, élèvent leurs enfants et meurent.
    Métro, boulot, dodo. Un peu stéréotypé, non ?
    Vous dîtes du castor : « En revanche, concernant l’appréciation des distances à parcourir, des obstacles à surmonter, des brèches à combler, l’animal fait preuve de discernement».
    Tout comme l’HOMME qui télé travaille.
    La difficulté de ce sujet, et l’escroquerie intellectuelle qui va avec, repose sur le fait que nous connaissons nos propres BUTS, mais seulement les MOYENS que le castor met en oeuvre.
    On compare deux choses qui ne sont pas comparables.
    Les idées avanceront quand nous apprendrons le langage, ou plus exactement la communication animale. Alors nous aurons une petite chance de faire évoluer nos idées.
    Mais ce n’est pas demain la veille, surtout si nous nous entêtons dans la démarche anthropomorphique et californienne consistant à enseigner quelques mots à des gorilles. C’est du temps et de l’argent gaspillé, n’importe quel « propriétaire » de chat confirmera qu’il dialogue sans problème avec « son » animal.
    Mais pas sur la guerre en Ukraine.
    Le chat n’est pas un animal tribal.

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *