D’où vient la forme des choses ?

Quand la nature crée, elle y met les formes. Certaines sont harmonieuses et régulières : la Terre, la Lune, les planètes et les étoiles sont des sphères. D’autres sont biscornues : celles des nuages, des cailloux, des éléphants de mer et des légumes moches. Quelles sont donc les lois et les forces qui régissent les formes ? Une discipline relativement nouvelle, la morphogenèse, tente de répondre à ces questions. Qu’il s’agisse de fleurs, de colombes ou d’êtres humains, elle apporte un nouveau regard sur la création du monde et des êtres vivants.

Partie 1. Comment la nature met les choses en formes.

D’où vient la forme de la Terre et de la Lune ? Celle des flocons de neige ou des potirons ? Et pourquoi les cochons n’ont pas d’ailes ? La morphogenèse vise à rendre compte de la forme des choses et des forces cachées qui les commandent.

Tout ce qui existe a une forme, n’est-ce pas ? La Terre est ronde comme l’orange ; les feuilles des arbres sont plates comme le papier ou le tissu ; les vagues ondulent comme les dunes ; le ver de terre est en forme de tube comme le sont le bambou ou la trompe de l’éléphant.

Mais pourquoi les planètes et les étoiles sont-elles rondes ? Pourquoi n’y aurait-il pas de planète plate ou cubique ? Pourquoi les feuilles des arbres ne pourraient-elles pas être des boules ? Ce qui donnerait aux arbres l’allure d’un sapin de Noël. Et pourquoi n’y a-t-il pas de cochon cubique ou de vache avec des ailes ?

Ces questions ne sont pas aussi anodines qu’il y paraît. Elles touchent à quelque chose de très profond dans l’ordre du monde.

Une science – la morphogenèse – étudie le processus de création des formes naturelles : celles des étoiles, des arbres, des fleurs, des flocons de neige, des coquilles d’escargot, des cornes des vaches et de l’anatomie humaine.

Car quand la nature fabrique quelque chose, elle y met toujours les formes.

Prenons le temps d’observer. La nature se présente sous de multiples formes. Qu’est-ce qu’un arbre ? Des cylindres plus ou moins fins (le tronc, les branches, les tiges, les racines), des petites surfaces (les feuilles, les pétales des fleurs). L’arbre porte des fruits : l’orange, la pomme, la cerise forment autant de boules plus ou moins sphériques. Qu’est-ce qu’une grappe de raisin ? Des petites boules accrochées à des petites tiges. Notons que la poire, le citron ou la banane ont opté pour des formes plus exotiques.

Regardez votre corps. Toutes les formes de la nature y figurent : des cylindres (le tronc, les bras, les jambes, les doigts) comparables au tronc, aux branches et aux tiges des arbres ; un tissu enveloppant – la peau – comparable à l’écorce. Les veines qui se dessinent sur le dos de la main sont comme les nervures des feuilles. Votre crâne humain est une coque qui abrite un cerveau en forme de grosse noix. Le corps a aussi ses monts et ses collines (les seins, les hanches, les genoux). Il a ses grottes et ses cavités : la bouche, les narines, l’oreille.

De prime abord, les formes naturelles se présentent de façon infiniment variée – quel rapport entre les silhouettes du coq, de la pomme de pin ou du flocon de neige ? Mais chaque élément peut se décomposer en formes simples : des sphères plus ou moins parfaites (la Lune, l’orange, le petit pois), des tiges et des filaments (les cheveux, les lianes, les vers de terre), des plaques (l’écorce, une couche de glace), des ovales (l’œuf, le galet), des ondes (les vagues, les dunes), des étoiles (le flocon de neige, l’étoile de mer) ou des spirales (la coquille d’escargot, la galaxie).

Certaines formes sont harmonieuses et symétriques. Avec les cristaux, les flocons de neige et les papillons, la nature s’est faite artiste. Elle a inventé sa propre poésie. Il lui arrive même de produire de véritables joyaux telles les diatomées – des organismes des fonds marins entourés de leur capsule de cristal. Mais n’oublions pas aussi les formes biscornues : celles des nuages, des coraux, des éléphants de mer ou encore des « légumes moches ».

Comment naissent toutes ces formes ? Existe-t-il quelques formes élémentaires ou universelles ? La forme a-t-elle un effet sur le fond ? Et, au fait, comment l’escargot s’y prend-il pour construire sa coquille ?

Existe-t-il des formes élémentaires ?

S’il existait quelques formes de base à l’origine de toutes choses, on pourrait décrire le monde comme un vaste Lego fait de pièces identiques. Un livre paru en 2011, rédigé par deux chimistes, laisse entendre, par son titre, qu’il existe bien des « formes élémentaires de la nature ((Alain Sevin et Christine Dezarnaud Dandine, Les Formes élémentaires de la nature, De Boeck, 2011.)) ». Les auteurs y décrivent les formes fondamentales adoptées par les molécules. Les atomes s’associent entre eux selon quelques modèles : des filaments, des triangles, des pyramides ou des polyèdres. Ces formes de base composent des structures très complexes, parfois régulières (comme la spirale de l’ADN) ou plus biscornues (comme la plupart des protéines) mais toujours réductibles à des configurations simples : filaments, pyramides, polyèdres.

Ces formes représentent-elles pour autant les « formes élémentaires » de la nature ? Pas vraiment, elles sont spécifiques aux molécules. La sphère, par exemple, est omniprésente à l’échelle cosmique (les étoiles et les planètes) mais inexistante à l’échelle chimique. On la retrouve à l’échelle des bactéries.

La forme des cellules varie selon qu’elles sont isolées ou intégrées dans un organisme. Les bactéries adoptent ainsi trois formes caractéristiques : forme sphérique (coques), bâtonnet (bacilles), spirale (spirochètes). Mais intégrées dans un organisme pluricellulaire, leurs formes varient : elles peuvent être aplaties ou en boule, rectangulaires ou en polygone (la peau), en étoiles (les neurones), en longs filaments (la fibre musculaire), en pastille (les cellules sanguines), etc.

S’il faut renoncer à trouver des « formes élémentaires » (et donc à faire du monde un jeu de Lego), cela n’empêche pas de rechercher des formes récurrentes et d’en comprendre les conditions d’apparition.

Les lois simples qui gouvernent les formes

La Terre est ronde en raison d’une cause unique : l’attraction universelle. La matière attirant la matière, la force d’attraction comprime toute la matière agrégée en forme de boule plus ou moins compacte1. Voilà pourquoi la Terre, la Lune, le Soleil, Saturne, Mars, Jupiter et toutes les étoiles et planètes de l’univers ont la même forme et qu’il n’existe pas de planète cubique ou plate.

Mike Hughes, un des chefs de file des « platistes », aurait dû s’en aviser avant de s’élancer dans les airs à bord de sa fusée artisanale. En février 2020, celui que ses copains appelaient Mad Mike avait entrepris de démontrer que la Terre était « plate comme un frisbee ». Mal lui en a pris. Sa fusée s’est disloquée en vol et s’est écrasée au sol quelques secondes plus tard, tuant notre héros, victime de l’action combinée de la sottise humaine et de la gravitation universelle.

La forme sphérique peut s’obtenir par compression (comme le fait la gravitation), mais aussi par un mouvement inverse : l’expansion. La forme de l’orange (ou de la bulle de savon) résulte de la poussée d’une force à partir d’un point de départ. On peut obtenir une boule aussi par roulement : le bousier qui roule sa crotte sur le chemin produit une jolie sphère. Une même forme peut être donc obtenue par des forces différentes : attraction, répulsion, compression, mais derrière chaque forme agissent toujours des forces qui la produisent.

À l’échelle des particules, il existe trois forces fondamentales : la force nucléaire, dite « forte » ; la force nucléaire, « faible » ; et la force électromagnétique. Ce sont elles qui unissent les particules élémentaires (les quantas) pour former les atomes, les souder entre eux et donner naissance aux molécules. Ces forces suffisent à expliquer la consistance de la matière qui nous entoure. Toute forme suppose donc des forces de liaison (sans quoi l’univers ne serait que poussière). Mais la forme a aussi son mot à dire sur la nature des choses. Le diamant comme le graphite sont tous les deux faits d’atomes de carbone. Mais l’un donne un matériau dur et transparent (le diamant) et l’autre la mine de crayon (noire et friable). Seul change l’agencement des atomes.

À l’échelle macroscopique, la force de gravitation fait que la Terre est ronde et empêche que l’on ne s’envole en sautant. Les cristaux (flocons de neige, minéraux) prennent des formes géométriques liées aux agencements réguliers d’atomes qui, bien rangés les uns contre les autres, donnent à l’échelle macroscopique ces formes régulières.

Mais quelles forces agissent pour donner sa forme à un organisme vivant : la cellule, l’organe, l’organisme ? Pourquoi le crâne humain est-il arrondi et le museau du chien allongé, pourquoi certaines feuilles sont-elles rondes (noisetier) et d’autres palmées (platanes) ?

C’est ce qu’il nous faut voir maintenant. •

Théorie des flocons de neige

Tout commence dans les nuages, qui ne sont que vapeur d’eau. Des minuscules gouttelettes se condensent sous l’effet du froid : les premiers cristaux apparaissent.

Chaque cristal absorbe les gouttelettes d’eau environnantes. Ils grossissent et, quand ils atteignent un certain poids, tombent. Il neige.

Plusieurs types de cristaux peuvent se former en fonction de la température et du degré d’humidité : des plaquettes, des aiguilles, des petites colonnes, des étoiles. Les plaquettes, les colonnes ont toujours six côtés, les étoiles six branches. Ce nombre six est lié à la forme de la molécule d’eau.

Descartes serait mort en observant les flocons de neige. C’est une hypothèse sérieuse. Invité à séjourner à Stockholm par la reine Christine de Suède, il se rendait chez elle tous les matins, à l’aube. En route, il s’arrêtait pour observer les flocons de neige (dont il a donné les premières descriptions). Lors de ces observations, il aurait contracté une pneumonie qui lui a été fatale.

D’autres savants s’intéressaient au sujet. En 1611, l’astronome Johannes Kepler fut le premier à émettre l’idée que les flocons sont des gouttes d’eau gelées formant des billes qui se collent les unes aux autres en différentes formes géométriques (comme les alvéoles des abeilles).

Un peu plus tard, vers 1660, Érasme Bartholin conçoit un modèle géométrique de formation de flocons par empilement de petites sphères de glaces. Son intuition est juste. Les assemblages d’atomes à l’échelle atomique produisent à l’échelle macroscopique des formes symétriques de flocons. L’idée de morphogénèse est déjà là.

Pendant 40 ans, Wilson Bentley (1865-1931), un fermier américain, a passé ses hivers à photographier les flocons de neige. Fait remarquable : sur les milliers de clichés qu’il a réalisés, si l’on retrouve leurs formes habituelles, jamais deux flocons ne sont identiques !


Citron ou mandarine : quelle est la forme de la Terre ?

Contrairement à ce que raconte une légende tenace, les gens ne croyaient pas, au Moyen Âge, que la Terre était plate. Trois siècles avant J.-C., le savant grec Ératosthène avait même calculé sa circonférence avec une étonnante précision.

Newtoniens contre cartésiens

Mais si la Terre est ronde, est-elle pour autant une sphère parfaite ? Isaac Newton pensait que l’attraction exercée par la Lune et le Soleil devait attirer la Terre au niveau de l’équateur et donc être légèrement « aplatie » aux pôles, un peu comme une mandarine. Il avait même calculé son rayon de courbure. La plupart des savants anglais, réunis autour de la Royal Society, partageaient cette théorie.

À l’opposé, les adeptes français de Descartes pensaient que la Terre avait plutôt la forme d’un citron. Descartes avait imaginé l’existence de petits tourbillons constitués de particules invisibles qui poussaient les astres et leur donnaient leur mouvement – mais il ne croyait pas à l’existence d’une force d’attraction qui agirait à distance. Ces tourbillons devaient « courber » la Terre et lui donner une forme allongée.

Qui avait raison ? Qui avait tort ? La question était d’importance. Elle mettait en jeu la réputation des savants de part et d’autre de la Manche, et cette divergence engageait autant deux théories physiques que deux clans scientifiques, et derrière eux deux nations rivales2. Elle avait aussi des conséquences sur la navigation : un enjeu crucial à l’âge des grandes expéditions maritimes.

Pour départager les théories adverses, il devint nécessaire d’aller mesurer précisément la courbure de la Terre au niveau de l’équateur et des pôles. C’est ainsi qu’en 1735, après des années de querelle, deux grandes expéditions scientifiques furent initiées : l’une au Pérou pour mesurer la longueur exacte de l’équateur, l’autre en direction de la Laponie pour mesurer avec précision le méridien terrestre.

L’expédition La Condamine

L’expédition au Pérou et en Équateur fut confiée au géographe Charles Marie de La Condamine, assisté de l’astronome Louis Godin, du mathématicien-physicien Pierre Bouguer et d’un équipage d’une dizaine d’assistants. Leur voyage, entamé en 1735, ne devait durer que quelques mois mais il fallut attendre près de dix ans avant le retour de La Condamine. L’expédition, digne des meilleurs romans d’aventure3, fut ponctuée de multiples épreuves. En plus des exploits physiques (escalades de sommets enneigés de 3 000 ou 4 000 mètres, tout en étant chargés d’appareils de mesures), les savants durent endurer la prison (les autorités espagnoles pensaient que les Français étaient des espions), le vol de la cagnotte et des carnets de notes de La Condamine, les disputes et jalousies entre les membres de l’expédition (qui finirent par se séparer), les maladies tropicales et le meurtre du chirurgien de l’équipe, sans parler des révoltes d’esclaves ou des défections de membres de l’expédition qui, comme Jean Godin, ayant rencontré l’amour, s’étaient mariés et installés sur place
((La Femme du cartographe. Une histoire vraie d’amour, de meurtre et de survie en Amazonie, Robert Whitaker, Payot, 2018.())). Entre-temps, l’expédition de Laponie, moins tragique mais tout aussi romanesque, était revenue en France avec son lot de données.

L’expédition Maupertuis

L’expédition au pôle avait été confiée à Pierre Louis Moreau de Maupertuis (1698-1759), brillant mathématicien et homme de science4. Lors de ses pérégrinations sur la mer Baltique, l’équipe affronta aussi quelques épreuves – lacs gelés, forêts impénétrables, intempéries, nuées d’insectes. L’expédition fut également retardée, il faut bien le dire, par des escales prolongées durant lesquelles Maupertuis s’attardait avec ses conquêtes galantes. Mais les savants réussirent à prendre leurs mesures et, en quelques mois, l’expédition était de retour à Paris le 20 août 1737.

Leurs mesures confirmaient les thèses de Newton et Maupertuis, l’un de ses adeptes, triomphait. En 1744, La Condamine fit à son tour une communication à l’Académie et validait la théorie newtonienne.

« La Terre est bleue comme une orange », dit le poète. Mais elle tire aussi du côté de la mandarine.

 

Comment la nature crée les formes

Morphogenèse : une discipline jeune, des questions anciennes

Comment construire un être humain ?

  1. Seuls les météores, qui n’ont pas la densité suffisante, peuvent conserver des formes biscornues ou « patatoïdes ». []
  2. Même si des savants français, comme Émilie du Châtelet ou Pierre Louis Moreau de Maupertuis, étaient favorables aux thèses newtoniennes. []
  3. Raconté par Florence Trystram dans Le Procès des étoiles, Payot, rééd. 2017. []
  4. Elisabeth Badinter a raconté l’ascension de Maupertuis, « l’homme qui défia ses pairs », au sein de l’Académie des sciences dans Les Passions intellectuelles, T.1. Désirs de Gloire, Fayard, 1999. []

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