Gustav Fechner, le psychologue oublié

Quitte à donner une date fondatrice à la psychologie, pourquoi ne pas avoir pris le 22 octobre 1850 ? Car c’est de ce jour que date la découverte de la première grande « loi » de la psychologie, que les chercheurs d’aujourd’hui continuent à considérer comme valide.

Tôt ce matin-là, alors qu’il est encore au lit, Gustav Fechner eut une révélation. Celui que l’on présente comme le père de la « psychophysique » se lève en sursaut, l’esprit en fièvre. Il pense avoir résolu tout à coup résolu une vieille énigme philosophique, celle des relations entre l’âme et le corps, et en même temps avoir trouvé comment mesurer cette relation ! Celle-ci relation pourrait s’exprimer en une loi mathématique simple reliant l’intensité de la sensation (ce qui est ressenti subjectivement) et l’intensité du stimulus (la mesure objective du phénomène par un rayon lumineux) qui a déclenché la sensation. Dix ans plus tard, paraîtront ses Eléments de psychophysique, où il exposera sa grande découverte.

Mais qui est Gustav Fechner ? Né en 1801 en Saxe, ce fils de pasteur se révélera très tôt comme un sujet d’exception. Il n’a que 16 ans quand il entre à la faculté de médecine de Leipzig. Erreur de trajectoire : les études de médecine l’ennuient. Il s’enthousiasme plutôt pour la science, la philosophie, la poésie, la littérature. En ce début du XIXe siècle, domine alors dans l’Université allemande la « Naturphilosophie », un courant de pensée impulsé par Schelling, et qui rassemble alors tout ce qui compte de grands esprits : Goethe, Hölderlin, Novalis, Schlegel. Qu’est-ce que la Naturphilosophie ? Une sorte de pensée « new age » avant l’heure au programme alléchant : elle entend réconcilier la science et la poésie, l’esprit scientifique et l’esprit romantique. Ce dernier donne de la nature une image merveilleuse, animée d’un souffle vital qui donne naissance à la création de mille formes différentes. Cette vision se marie assez bien avec la biologie naissante. On est loin d’une vision cartésienne de la nature conçue comme un mécanisme d’horlogerie. Le monde est animé par une énergie, un principe vital, une « âme » qui se manifeste par une recréation perpétuelle – la naissance, le développement, la mort et la transformation des êtres… Ce souffle créateur – on peut l’appeler « âme », « vie », « esprit », « énergie », peu importe – n’est pas une force mystérieuse divine, extérieure au monde : elle est consubstantielle à la nature. L’âme et le monde sont une et même chose. L’esprit et le corps ne sont pas deux substances différentes, mais sont indissociables. Pour la Naturphilosophie, la science et l’imagination ne sont pas contradictoires, ce sont deux moyens complémentaires de pénétrer les secrets de la nature.

Voilà une philosophie qui emballe le jeune Gustav. Il voudrait participer à ce grand mouvement intellectuel. Au lieu de suivre les cours de médecine, il va assister à ceux de Ernst Heinrich Weber (1795-1878) qui enseigne la physiologie et les mathématiques.

Gustav Fechner s’intéresse particulièrement à l’électricité. La découverte du champ magnétique et du courant électrique date de cette époque et ceux-ci semblent alors être de bons modèles pour penser les liens entre matière et esprit. L’électricité apparaît comme une force étrange qui parcourt les objets et peut devenir lumière ou magnétisme. N’est-elle pas à la matière ce que l’esprit est au corps, une énergie invisible qui l’anime et lui donne vie ? L’électricité parcourt les corps comme les sensations parcourent les nerfs ; l’électricité se propage dans l’air comme les idées se propagent d’un cerveau à l’autre. Peut-être d’ailleurs l’esprit et l’électricité sont-ils une et même chose ? L’idée de « magnétisme animal » est alors dans l’air. Il est tentant de penser qu’en étudiant de près l’influx nerveux, on découvrira peut-être les lois fondamentales de l’esprit…

Ce sera la grande idée de Fechner. Et cela lui suggère une hypothèse qui deviendra le pilier de sa « psychophysique » : celle du parallélisme entre l’âme et le corps. Telle est la tâche qu’il pense accomplir. Il se lance donc fiévreusement dans l’étude du courant électrique et s’intéresse aux travaux de Herbart, Weber, Ohm, Ampère.

En 1824, le jeune G. Fechner entre comme Privatdocent (maître de conférence) à l’Université. Il y enseigne la physique et les mathématiques. A moins de 30 ans, G. Fechner a rédigé plusieurs manuels, traduit des ouvrages de chimie, de physique et de mathématiques. Parallèlement, et sous le pseudonyme de Dr Mises, il poursuit ses recherches métaphysiques.

Anatomie comparée des anges…

En 1826, il compose même un étonnant essai : Anatomie comparée des anges. Fechner y évoque avec assurance l’existence d’entités spirituelles qu’il nomme les anges. Ces anges n’ont pas la forme humaine – ni bras, ni jambes, ni ailes, ni autres « excroissances incongrues des créatures terrestres ». Il les envisage comme des grosses bulles translucides, qui voguent comme des astres, en suspension dans le cosmos. Fechner est précis : leur peau est « comme la pellicule d’une bulle de savon ». Ils auraient la vertu de colorer cette peau à volonté – un peu comme le calamar – et même d’y faire apparaître des images. Ainsi, les anges communiquent entre eux : « Ce qu’un ange veut dire à un autre, il le dépeint sur lui ; l’autre ange voit l’image et sait alors ce qui anime l’âme de son interlocuteur. »

Pendant les années qui suivent, G. Fechner poursuit son activité de recherche débridée. Sa production de ces années-là est impressionnante. Il obtient sans mal le prestigieux poste de professeur de physique à l’université de Leipzig. Il va pouvoir mener des expériences sur l’électricité (loi d’Ohm). Il voyage à Paris, rencontre Ampère, publie ses recherches sur le courant galvanique. Il mène en même temps des travaux sur la vision et perception des couleurs, sur la lumière.

Comme nombre de chercheurs d’absolu, Fechner est un illuminé. Il connaît des phases d’exaltation où son activité est débordante, bouillonnante. Parfois il connaît le découragement et l’épuisement. Chez lui, ce cycle sera hors norme. Après des années d’activités intenses et fébriles il va s’effondrer. En 1839, il sombre dans une très grave dépression – il ne dort plus, ne mange plus, ne peut plus travailler. Il souffre de maux de ventre et surtout, lui qui avait consacré les années précédentes à étudier les effets des rayons lumineux sur la rétine, d’une « photophobie », une allergie à la lumière qui le condamne à rester enfermé dans l’obscurité, les yeux bandés, dans une pièce où règne le noir absolu. Il restera ainsi trois ans ! Trois années vécues dans la solitude, le désespoir, les ténèbres…

Puis, en 1843 sa maladie prend fin. Le récit de sa guérison est encore une histoire d’illumination où G. Fechner revient à la vie dans un moment d’extase : celui où il ressort pour la première fois à la lumière du jour, et découvre émerveillé, dans son jardin, les plantes en fleur. Il est subjugué par la beauté de la vie. Comment croire que cette plante n’est composée que d’eau, de liber (tissu végétal) ? Derrière, il y a autre chose : une âme invisible, la Vie. De cette illumination il tirera plus tard un essai, Nanna ou la vie sensible des plantes (Nanna est la déesse nordique de la végétation), dans lequel il reprend le thème animiste d’une Nature animée d’une âme vivante.

Fechner va alors connaître une véritable « renaissance » intellectuelle et se lancer de nouveau dans les recherches psychophysiques. Cela va le conduire à sa révélation d’octobre 1850. L’idée directrice de G. Fechner est celle du « parallélisme psychophysique ». Sur le plan philosophique, c’est une position ontologique, inspirée de Spinoza, qui admet que matière et esprit sont indissociables, comme les deux faces d’une même médaille. Cette relation peut faire l’objet d’une mesure rigoureuse et s’exprimer sous forme d’une loi que Fechner formule ainsi :

S = k log E + h

où S est l’intensité de la sensation, E l’intensité de l’excitation et k et h des constantes. En d’autres termes, la loi de Fechner affirme que « la sensation varie selon le logarithme de l’excitation ». Cette loi est encore considérée par certains spécialistes comme valable, même si elle fait l’objet de débats. Mais une chose est sûre : elle est sans doute une des rares lois psychologiques dignes de ce nom.

A partir de là, G. Fechner va, jusqu’à la fin de sa vie, poursuivre ses travaux de psychophysique et de métaphysique dans un mélange étonnant et surtout gênant pour ceux qui ont voulu à tout prix faire de la psychologie expérimentale une discipline née d’une coupure entre philosophie et science, entre physiologie et métaphysique.

L’histoire de Gustav Fechner révèle une toute autre version que celle canonique – d’une psychologie scientifique qui nait d’une rupture avec les spéculations métaphysiques d’antant.  Gustave Fechner n’aurait-il représenté qu’une transition entre deux univers mentaux : l’ancienne approche, teintée d’idéalisme et embourbée dans la métaphysique, et la nouvelle approche scientifique et expérimentale ? La suite des événements ne confirme pas cette interprétation. Comme nous le verrons dans le prochain épisode, consacré à d’autres figures peu connues de l’histoire de la psychologie.

4 réactions sur “Gustav Fechner, le psychologue oublié

  1. Franchement, Monsieur Carrier se fait le maître des langues; c’est comme l’imbécile qui regarde le doigt quand la sage désigne avec le ciel.

  2. Titulaire d’un diplôme de psychologue clinicienne du travail, jamais l’enseignement que j’ai suivi n’a mentionné Gustave Fechner. Je fais une découverte qui m’a donné envie d’aller plus loin. Merci

  3.  » d’autre figures peut connue de l’histoire de la psychologie  » (dernière phrase du texte).
    3 fautes dans les 5 mots principaux (je n’ai pas vérifié le reste du texte tellement celles-ci m’ont sauté à la figure). Fatigue nocturne ?
    Révisez vos textes, svp !

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