Du déclin des civilisations

Extrait du livre : La Marche de l’histoire, des clans préhistoriques au 21ème siècle. Vincent Citôt, jean François Dortier, éditions Sciences Humaines, 2025

 » Jean-François Dortier : Le mot « déclin », appliqué aux civilisations et culture, suggère d’une pente, une courbe descendante. Elle s’inscrit bien dans l’hypothèse d’histoire par vague ou par cycles, qui t’est si chère. Tu sais que je suis très sceptique sur la question. Considérons l’histoire des civilisations. Leur disparition a pu prendre des formes très différentes, de la désintégration foudroyante à la lente agonie. Désintégration : c’est le cas Carthage, rayé de la carte par les Romains, ou de la dislocation des empires Aztèque et Inca par les conquistadors. D’autres civilisations ont connu des régressions plus lentes s’étalant sur des décennies, voir des siècles. Babylone ne s’est pas effondrée comme un château de carte. Après sa conquête par Cyrus, la ville a perdu son statut de capitale mais est restée longtemps un centre intellectuel et commercial.

Prenons le cas emblématique de Rome. La question de la fin de l’empire romain est le problème historique par excellence. Les hypothèses n’ont pas manqué depuis Gibbons et son Histoire du déclin et de la chute de l’Empire romain (1776). Tour à tour ont été invoqué les invasions barbares, l’essor du christianisme, la corruption morale des élites, la crise fiscale (due à l’entretien d’une armée pléthorique). Récemment la crise climatique et des épidémies ont été mise en avant par Kyle Harper (Comment l’empire romain s’est effondré, 2017).

Mais on a pu faire remarquer que l’idée même d’une chute de l’empire romain est une vision occidentale de l’histoire. Seule la partie occidentale de l’empire s’est effondrée ; la partie orientale lui a survécu un millénaire, jusqu’à la chute Constantinople en 1453 !

De plus, la disparition de l’empire romain n’est pas uniforme selon que l’on considère le système politique, l’économie ou la culture dont les évolutions ne sont pas synchronisées. Le système politique s’est bien effondré (à Rome, et non à Byzance), mais l’économie s’est maintenue dans certains régions de l’empire. Quant à la culture, elle a suivi une autre trajectoire encore si l’on admet la thèse de « l’Antiquité tardive ». Depuis P. Brown, il est admis que des segments de la culture romaine se sont maintenus pendant plusieurs siècles après l’effondrement politique.

Il serait d’ailleurs intéressant de croiser les évolutions respectives de la religion, la philosophie et des sciences pour la civilisation gréco-romaine. C’est à mon avis une bonne façon de confronter les modèles théoriques et juger de leur validité.

Vincent Citot.: Je reconnais volontiers que l’idée de « déclin » n’est pas facile à définir, pas plus que celle de « progrès », car non seulement il existe une multitude de déclins à distinguer (tu viens d’insister sur ce point), mais, surtout, il ne peut exister de critère absolu pour une telle notion. D’un point de vue théorique, je ne conçois aucune Valeur transcendante qui permette de dire quand il y a progrès ou déclin, ni si une culture est en soi meilleure qu’une autre. En revanche, je peux aisément dire ce que, à titre personnel, je valorise dans une culture donnée (la liberté, le savoir, la sécurité, le « capital social » – confiance, solidarité, lien sociaux épanouissants –, ou encore la capacité à perdurer). Mais, autant que possible, nous essayons de hisser notre propos au-dessus de nos préférences personnelles. Comment, dès lors, définir un « déclin » ?

Un critère neutre pourrait être fourni par la biologie : une culture et la société qui la porte sont en déclin quand la population considérée décroît, c’est-à-dire quand les individus voient leur fitness (capacité reproductive) diminuer. Ce point de vue est intéressant, mais il se heurte à l’objection habituelle : les valeurs bio-démographiques n’ont rien d’absolues et nous ne sommes pas tenus de les endosser. En effet, une civilisation dont les femmes font en moyenne moins de deux enfants pourrait être jugée brillante sous d’autres aspects ; et inversement pour les sociétés très fécondes.

J.-F. D. : Alors comment te tires-tu de cette situation ? Car je ne t’imagine pas me dire que, tout bien pesé, il n’y a pas de déclin historique…

V.C. : Je n’ai pas de solution philosophique radicale, puisque je refuse l’idée d’un Critère des critères qui soit absolu, transcendant, a priori et non négociable. Il est naïf de chercher un fondement ontologique, logique ou principiel qui justifierait d’accorder plus d’importance à l’espérance de vie qu’à la productivité, au développement des arts qu’à la mortalité infantile, à la production intellectuelle qu’à la puissance militaire, à la paix, à l’égalité, à la stabilité politique, aux droits civils, etc. En outre, je ne veux pas projeter dans l’histoire mes propres préférences (reflets de mes réflexions et de ma volonté, sans prétention à l’objectivité). La solution vient de ce que, contrairement à ce que tu avances, on observe une certaine synchronicité des divers déclins.

L’Empire romain d’Occident décline à la fois militairement, économiquement, urbanistiquement, intellectuellement et démographiquement. C’est tout une civilisation qui disparaît, siècle après siècle. Les échanges économiques se réduisent, le droit se simplifie, le latin s’altère, la philosophie devient un simple mysticisme, les recherches savantes ne sont plus que des compilations hétéroclites mêlées de « mirabilia » (de récits merveilleux), puis disparaissent quand les magistratures se dégradent elles-mêmes en chefferies ou royautés barbares. Quant à l’Empire romain d’Orient, sa culture s’altère également : ce qui était romain de vient byzantin, c’est-à-dire un alliage original de culture romaine, hellénistique, orientale et chrétienne. La civilisation byzantine n’est pas une forme renouvelée de la civilisation romaine, mais une nouvelle civilisation (bâtie avec des briques anciennes, bien évidemment).

Bref, je crois qu’il est possible de contourner la difficulté philosophique de produire un critère absolu ou neutre du « déclin » par le constat archéologique et historique d’une disparition graduelle de toutes les dimensions d’une culture donnée.

J.-F. D. : Je persiste à penser que le mot « déclin », si on l’emploie sans précaution, est très ambigu. Je reviendrai dans un instant sur l’idée de déclin civilisationnel. Mais une ou deux remarques préalables. La baisse de la fécondité des femmes – tu viens de l’évoquer – est-elle signe d’un déclin ? Durant les phases de transition démographique qu’ont connu les sociétés développées depuis un siècle, la baisse de la fécondité a été associée à une croissance économique. La baisse de la violence est un « déclin » du point de vue quantitatif mais un progrès du point de vue des mœurs. Dans quel sens tu envisages un déclin de l’histoire ?

V.C.: La baisse de la fécondité et la contraction démographique sont indéniablement un déclin du point de vue biologique. Mais j’ai dit que ce point de vue ne pouvait s’imposer absolument, parce qu’il était à coordonner avec d’autres points de vue (par exemple la croissance économique, comme tu le remarques). Quant à la baisse séculaire de la violence, elle est un progrès si l’on adopte notre référentiel axiologique contemporain. Mais tâchons d’écrire l’histoire sans faire ce genre de projection rétrospective. Si l’on veut examiner la violence et la non-violence selon les catégories de « progrès / déclin », il faut considérer toutes leurs implications. En effet, si la baisse de la violence signifie pacifisme (même quand il y a de sérieuses raisons de se défendre militairement), angélisme (même si le monde n’est pas peuplé d’anges) et impuissance politique (parce qu’il ne faut froisser personne et que toute politique se traduit par une « violence d’Etat »), alors cette sorte de « progrès » est très malsain.

Tu me demandes dans quel sens j’envisage le déclin historique. Permets-moi de faire, dans un premier temps, une réponse négative : une civilisation qui se laisse envahir sans réagir (par exemple parce qu’elle serait pacifiste) ne va certainement pas dans le sens de son progrès. Mais tu voulais revenir sur la question de l’histoire romaine, il me semble.

Ruines antiques, gravure de Jacob van der Ulft (XVIIe siècle)

J.-F. D. : D’accord pour envisager un « déclin de l’empire romain », (d’Occident puis d’Orient) si on se situe à l’échelle des siècles et si l’on combine les critères économiques et culturels. Mais je persiste à penser qu’il y a un risque à employer ce mot fourre-tout de « déclin », qui nous enferme dans une vision de l’histoire des civilisations à la Spengler, où les civilisations connaissent des cycles des naissances apogée et mort comme les espèces vivantes. Or les civilisations (comme les espèces) connaissent des trajectoires très différentes.

En Chine, plusieurs dynasties se sont succédé depuis deux millénaires avec (comme pour l’Egypte) des moments d’unification et des moments de désagrégation de l’empire, puis réunification. Les dynasties ont parfois été renversées tout en gardant l’infrastructure étatique (le modèle mandarinal) qui a une grande continuité à travers le temps. Parfois, comme sous les Song, le pays était divisé, mais l’économie et la culture florissantes. Sous les Ming, la culture scientifique à végété alors que l’économie était prospère. Je n’arrive pas à un « déclin » de la civilisation chinoise à travers le temps. Comme les espèces vivantes, certaines s’éteignent, certaines se métamorphosent (en donnant naissance à une nouvelle espèce) et certaine restent stables pendant des millions d’années.

On peut faire un constat similaire pour la civilisation indienne, qui a plus de trois millénaires. Les bases de la religion hindoue, le système des castes, remonte à l’Antiquité. Les dynasties impériales se sont succédé pendant des siècles (Maurya, Gupta, Moghols). L’Inde a été envahie, dominée par les Mongols, les Arabes, les Perses, les Britanniques ; mais cela n’a pas empêché une certaine permanence de la civilisation. Jamais les villes ne furent désertées, ni les monuments laissés à l’abandon. Des strates d’histoire se sont accumulés sans connaître d’effondrements. Où sont les déclins ?

La Chine, l’Inde ont vu défilé des royaumes, des conquérants, des dynasties impériales ; elles ont connu des périodes florissantes, d’autres périodes de déclin économique et démographique, des stagnations culturelles concomitantes à des explosions démographiques dans la période récente.

 

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