Pourquoi la magie ?

La magie est une énigme. Son existence pose de sérieux problèmes pour qui veut comprendre les comportements humains.

Comment expliquer que des chasseurs-cueilleurs qui vivent de la chasse observent attentivement les animaux, savent les pister et fabriquer des armes ingénieuses, s’en remettent à de mystérieux rituels chamaniques pour capturer l’esprit de l’animal, lui demander de bien vouloir se sacrifier et éventuellement indiquer le lieu favorable à la chasse ? Comment expliquer que des généraux grecs ou romains qui jouent leur vie sur les champs de bataille scrutent un vol d’oiseaux pour savoir s’il est bon d’engager une bataille ? Comment expliquer que des paysans vivant de la terre aient pu croire durablement que leurs prières pouvaient faire venir la pluie ?

Les premières générations d’anthropologues expliquaient la magie par une forme d’arriération de la pensée qualifiée « d’animisme ». Pour Edward Tylor (1832-1917), la pensée « primitive » considère que le soleil, la lune, les plantes et les animaux sont « animés » par des esprits qui pensent et agissent comme les humains : par volonté et caprice. Il est donc nécessaire de leur faire des supplications pour s’attirer leur grâce : prier le ciel pour appeler la pluie, sacrifier un poulet ou un mouton aux esprits pour obtenir une guérison.

James Frazer (1854-1941) pensait que la magie reposait sur des lois propres, distinctes des lois de la pensée rationnelle : selon la « loi de similitude » (ou d’analogie), une feuille en forme d’œil peut soigner les yeux et selon la « loi de contagion », on peut agir à distance sur quelqu’un en intervenant sur quelque chose qui lui appartient : un ongle, ou une mèche de cheveux. Selon Lucien Lévy-Bruhl (1857-1939), ce mode de pensée appartient à une « mentalité prélogique » qui n’a pas encore atteint le stade de la raison. Sigmund Freud y voyait une forme de pensée régressive, typique de l’enfance. De même, qu’un enfant en détresse fait appel à ses parents, un adulte qui veut guérir d’une grave maladie aura tendance à s’inventer des esprits protecteurs imaginaires. Pour le psychologue Jean Piaget, la pensée magique était aussi spécifique de l’enfance : lorsque l’on croit encore que le Soleil et la Lune sont des êtres vivants.

Au fond, la pensée magique serait donc une pensée infantile à la fois irrationnelle (car elle ne sait pas encore établir de vraies relations de causalité entre les faits) et émotionnelle (elle fait face aux aléas de la vie par des croyances rassurantes). Voilà comment on envisageait la pensée magique durant la première partie du 20e siècle.

Par la suite, de nouvelles générations d’anthropologues et de psychologues vont entrer en scène et changer cette vision des choses.

Nouveaux regards : la rationalité de la magie

Dès la fin des années 1930, Edward Evans-Pritchard avait proposé d’aborder le phénomène de la sorcellerie et de la magie sous un autre angle. Plutôt que de juger de la magie de l’extérieur, à partir de nos propres connaissances, il fallait se mettre dans la peau de ceux qui la pratiquent. Si pour nous, le Soleil, la Lune et des étoiles sont régis par des lois physiques, pour un Azandé du Soudan qui ne connaît rien de la science, croire que le Soleil se meut sous l’action d’esprits invisibles n’a rien d’absurde. De même, expliquer une maladie en invoquant des « forces maléfiques » n’est pas stupide pour qui ignore la biologie moderne. À la même époque, Bronislaw Malinowski expliquait aussi que la « danse de la pluie » n’avait pas pour but de faire venir la pluie mais de souder le groupe face aux épreuves à venir. Et « les danses de guerre » ne visaient pas vraiment à terrasser l’ennemi, mais à donner le moral aux troupes. Ses études aux îles Trobriand (Mélanésie) l’avaient convaincu que les rituels magiques servent moins à résoudre efficacement un problème qu’à affronter l’incertitude.

Un peu plus tard, Claude Lévi-Strauss avancera une hypothèse supplémentaire : les pratiques magiques peuvent non seulement servir à donner une certaine cohérence au monde (et donc à dompter l’inconnu), mais elles peuvent aussi être efficaces. C. Lévi-Strauss parle « d’efficacité symbolique » pour parler d’un effet psychologique induit par la croyance. Ce que l’on appelle aujourd’hui « l’effet placebo » qui relève des effets thérapeutiques réels d’une croyance. Il explique que n’importe quel traitement – rite vaudou ou imposition des mains – peut guérir réellement certains troubles.

L’approche cognitive des croyances magiques développée par la suite permet d’expliquer que des croyances et remèdes puissent apparaître rationnels et efficaces aux yeux de celui qui les pratique. L’invocation de forces invisibles apporte des explications aux phénomènes inconnus (ils ont donc une fonction cognitive). Du point de vue pragmatique, ils ne sont pas facilement pris en défaut. En effet, un grand nombre de maladies – de l’intoxication alimentaire à la grippe  – évoluent spontanément vers la guérison. Dans ces conditions, tout remède appliqué au début d’une maladie donnera l’illusion d’avoir été efficace. Comme le remède précède la guérison, il donne une illusion de cause à effet : cette causalité est illusoire, mais pas illogique. Cette pseudo-causalité relève de ce que les psychologues nomment les « biais cognitifs ».

Si on combine donc les illusions cognitives et l’effet propre et réel de « l’efficacité symbolique » (ou de l’effet placebo), la magie perd son apparence d’irrationalité. Même confronté à ses échecs (la pluie n’est pas tombée, le malade n’a pas été guéri), il est toujours possible d’invoquer un mauvais remède, un praticien incompétent ou une maladie incurable.

D’autres explications ont été proposées récemment pour rendre compte de la prégnance de la pensée magique et sa persistance dans les sociétés contemporaines. L’hypothèse formulée par B. Malinowski (selon laquelle la magie donne une illusion de contrôle face aux situations de stress) semble confirmée par des études psychologiques. Avant un examen, les étudiants ont tendance à activer des rituels de conjuration (porter des objets porte-bonheur, suivre un trajet précis). Un témoignage touchant de ce phénomène a été livré par l’écrivaine américaine Joan Didion dans son récit L’Année de la pensée magique (2017). Après la mort subite de son mari d’un arrêt cardiaque, cette universitaire qui se croyait à l’abri de toutes les superstitions et croyances irrationnelles, s’est surprise à produire d’étranges pensées : croire par exemple que son mari n’était pas vraiment mort et qu’il ne fallait pas enlever ses chaussures du placard, sans quoi il ne pourrait pas revenir. Elle savait l’idée absurde, mais était incapable de s’en défaire.

La magie est, selon le psychologue Thierry Ripoll, un « puissant anxiolytique naturel et autoadministré ». Un argument en faveur de cette hypothèse est le lien existant entre les rituels et certaines psychopathologies comme la schizophrénie ou les tocs. Les personnes qui souffrent de troubles anxieux ont besoin d’exécuter des rituels très ordonnés pour conjurer leurs angoisses.

Croire sans croire

Les études ethnologiques récentes (Jeanne Favret-Saada, Déborah Kessler-Bilthauer…) ont révélé un autre aspect de la magie et de la sorcellerie : la plupart des praticiens ou des clients de la magie n’adoptent pas aveuglément des croyances irrationnelles. Si certains guérisseurs évoquent les « esprits des ancêtres » ou se réfèrent à des « énergies quantiques », beaucoup de tradipraticiens admettent ne pas savoir d’où viennent leurs pouvoirs. Et les clients qui les consultent ont souvent une attitude pragmatique : on va voir le guérisseur (en parallèle à la médecine officielle) dans l’espoir d’être soigné sans forcément adopter tout le système de croyances concernant les forces cachées qui opèrent. L’essentiel est que cela puisse faire du bien.

 

Un commentaire sur “Pourquoi la magie ?

  1. Derrière l’idée de la magie il y a l’idée de contrôler les objets, les individus ou les évènements.
    Ce contrôle passe par une procédure (un rituel, observer un signe,…) permettant à un mécanisme surnaturel de déclencher la force qui agira sur les individus, les évènements…

    En prestidigitation la définition du mot « magie » est « l’illusion de l’impossible ». Quelquechose d’impossible va avoir lieu (un objet va bouger, je vais lire dans vos pensées, un objet va disparaitre…). Le geste magique joue le rôle de déclencheur de la force qui va agir pour créer le miracle.

    On retrouve donc dans la magie simulée (prestidigitation), tous les ingrédients de la magie irrationnelle. L’idée essentielle étant la réalisation d’une impossibilité.

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