Le christianisme des premiers siècles est un champ d’études prospère, en perpétuel renouvellement, qui tente d’expliquer cette grande énigme historique : comment la parole de Jésus – un jeune juif dissident de Palestine, condamné à mort et crucifié – a-t-elle pu se répandre dans tout l’Empire romain, gagnant des couches de population de plus en plus larges, jusqu’à ce que l’empereur Constantin lui-même se convertisse et que le christianisme devienne religion d’État ?
La question a accouché de montagnes de recherches et d’hypothèses, et il semble bien difficile d’apporter de nouveaux éclairages sur le sujet. C’est le tour de force des livres de Dominique Desjeux, Le Marché des Dieux, et Gabriel Martinez-Gros, La Traîne des empires, que d’y parvenir(1) .
Beaucoup d’historiens s’accordent aujourd’hui pour considérer que la parole de Jésus ne saurait suffire à expliquer sa progression durant les premiers siècles. Jésus était un prophète, prédicateur, et un guérisseur juif parmi d’autres. Son but n’était pas de fonder une religion nouvelle, mais de restaurer le royaume d’Israël (sous domination romaine) et d’y imposer la loi de Dieu (celle de Moïse). Son action et ses paroles s’inscrivent dans le cadre du messianisme juif de l’époque. C’est l’intervention de l’apôtre Paul qui a contribué à séparer le christianisme de ses racines juives en ouvrant la religion monothéiste aux non juifs pour en faire religion à vocation universelle(2) .
Dans Le Marché des Dieux, D. Desjeux montre, tout d’abord, que l’essor de la religion du Christ ne peut être séparé d’un mouvement général d’essor du monothéisme, lequel a débuté bien avant la naissance de Jésus et s’est poursuivi plusieurs siècles après. En l’an 70, date de la destruction du temple de Jérusalem, les Juifs représentent près de 10 % de la population de l’Empire romain : les communautés étaient donc répandues bien au-delà du royaume d’Israël et ne cessaient de recruter de nouveaux adeptes(3). Les deux variantes du monothéisme vont alors entrer en concurrence. Pourquoi le christianisme a-t-il réussi à s’imposer ? D. Desjeux aborde la question en tant qu’anthropologue de l’innovation. Le groupe judéo-chrétien a pu élargir la base des adeptes du monothéisme en adoptant plusieurs innovations majeures. Pour pouvoir s’ouvrir aux païens, Paul n’a plus exigé le rite de la circoncision (remplacé par le baptême), les interdits alimentaires (nourriture casher) ou encore le respect du shabbat. La levée de ces obstacles a rendu beaucoup plus facile le recrutement de nouveaux adeptes.
Qu’est-ce qui rendait le christianisme si attractif ? La perspective de la vie éternelle était certes un atout, mais il ne faut pas surestimer ce facteur : les religions de l’Antiquité servaient plus à affronter les épreuves de la vie (vie meilleure, guérison, société nouvelle) que la vie après la mort . D’autres facteurs ont joué. Les citoyens de l’Empire romain vivaient une époque peu ou prou comparable à la nôtre : économiquement riche, mais moralement pauvre et traversée de nombreuses contradictions. Les religions qui se développaient alors proposaient une forme de salut terrestre, soit la perspective d’une vie meilleure, plus morale, plus digne d’être vécue, ce que n’offraient plus les anciennes religions civiques.
Les religions dans le sillage des empires
Gabriel Martinez-Gros avance une autre thèse originale pour expliquer le succès du christianisme à la fin de l’Empire romain. Dans La Traîne des empires, l’historien soutient que la religion chrétienne n’a fait qu’accomplir un destin que l’empire ne pouvait assumer.
Une fois la phase de conquête terminée, l’empire a dû assimiler des populations, les désarmer afin de pacifier l’immense espace conquis. À son apogée, après s’être imposé par la conquête guerrière, l’empire aspire enfin à la paix. Or il a besoin d’une doctrine universelle, susceptible de parler à toutes les régions et toutes les couches de la population. Pacifisme et universalité : c’est justement ce que propose la religion chrétienne et voilà en quoi elle était nécessaire à l’empire, de son apogée au début de son déclin.
Selon G. Martinez-Gros, cette grille d’analyse peut s’appliquer également à la diffusion du bouddhisme en Chine et à la fondation d’un empire musulman (dont il est un spécialiste).
Le titre de son livre, énigmatique de prime abord, s’explique ainsi : les trois grandes religions que sont le christianisme, le bouddhisme et l’islam sont nées dans le sillage d’empires en fin de course, entrant dans une phase d’impuissance, incapables de poursuivre leur marche en avant.
(((1) Dominique Desjeux, Le Marché des Dieux. Comment naissent les innovations religieuses. Du judaïsme au christianisme, PUF, 2022 ; Gabriel Martinez-Gros, La Traîne des empires. Impuissance et religions, Passés composés, 2022.
(2) Voir « Le christianisme, une histoire en trois temps », L’Humanologue n°3.
(3) Dans Comment le peuple juif fut inventé (Fayard, 2008), Shlomo Sand montre que la diaspora juive ne saurait expliquer à elle seule la présence de Juifs dans tout le pourtour de la Méditerranée.))
Les religions romaines : une mosaïque de cultes
Il n’existe pas une religion romaine, mais un conglomérat de cultes différents. À l’époque de l’empire, chaque cité à ses dieux et le devoir de chaque citoyen est de participer aux cérémonies collectives. Les grandes familles romaines ont aussi leur propre culte familial, centré sur les ancêtres, et dont le chef de famille est l’officiant. Avec l’empire, de nouveaux cultes sont apparus : le culte de l’empereur (depuis Auguste, les César aspirent à se faire diviniser) ou encore les « cultes à mystères » – dont le bacchisme (culte de Bacchus) ou l’orphisme qui de cultes corporatifs se sont mués en religion de salut personnel – qui ont été importés d’Égypte. Le culte de Mithra (divinité iranienne) s’est rapidement diffusé dans tout l’Empire romain entre le 1ᵉʳ siècle et la fin du 4ᵉ siècle, ce qui a fait dire à Paul Veyne dans Quand le monde est devenu chrétien a pu dire que « si le christianisme ne s’était pas imposé, nous serions tous aujourd’hui des adeptes de Mithra ».
Il faut aussi signaler que les philosophies stoïcienne et épicurienne comportaient aussi une forte composante religieuse qui en faisait des équivalents et concurrents des religions. Leur attractivité tenait moins au salut dans l’au-delà que dans une autre offre, celle d’un modèle de vie valorisant : être un homme de bien, digne, respectable, vertueux et donc reconnu comme tel par sa communauté.