Ils étaient aristocrates, paysans, artisans, «métèques», esclaves, femmes au foyer ou prêtresses. Ils ont vécu il y a 2 500 ans dans la Grèce, au temps de son âge d’or. Quelle existence menaient-ils ? Quelles étaient leurs ambitions, leurs valeurs et leurs raisons de vivre ? En ces temps éloignés, dans une civilisation étrangère à la nôtre, on retrouve pourtant des personnes et des attitudes qui nous sont très proches.
Partons en Grèce, au 5e siècle av. J.-C., précisément à Athènes durant l’époque de son âge d’or : celui du « miracle grec ». Athènes est alors au sommet de sa puissance. La cité a vaincu l’Empire perse ; elle a bâti à son tour un véritable empire, en imposant son hégémonie aux autres cités alliées, qui en ont payé un lourd tribut. La cité est riche. Périclès a fait reconstruire l’Acropole qui surplombe la ville. En contrebas, on peut voir l’agora où les citoyens se rassemblent, débattent des lois et règlent les questions de justice. Il y a aussi des gymnases. Dans les quartiers huppés, les demeures sont de véritables petits palais. C’est là que résident les aristocrates. D’autres quartiers, où vivent les citoyens plus modestes, avoisinent les ateliers.
Et puis regardez, là-bas au loin, la grande voie qui mène au Pirée, le grand port où convergent des bateaux chargés de marchandises en provenance des quatre coins de la mer Méditerranée…
Mais qui sont les Athéniens qui vivent là ?
Combien y a-t-il de riches, de pauvres, de paysans, d’esclaves, d’étrangers ? Et quelle est leur vie ?
Au sommet de la société grecque trônait une élite aristocratique de gens très fortunés (car propriétaires de grandes propriétés terriennes), réputés et aux noms prestigieux (car issus des familles les plus anciennes de la cité), qui avait longtemps concentré le pouvoir politique et toutes les charges publiques, militaires et religieuses.
Prenons un exemple célèbre : Platon. On connaît le philosophe, mais il n’est pas inutile de s’intéresser à son milieu d’origine. Il est pourtant très évocateur. De son vrai nom Aristoclès, Platon (un surnom qui signifie à peu près « épaules plates », c’est-à-dire « baraqué ») est un représentant typique de l’élite aristocratique des « biens nés ». Son père, Ariston, prétendait descendre en droite ligne de Codros, dernier roi légendaire d’Athènes. Sa mère Périctioné se prévalait d’avoir parmi ses grands-parents un ami de Solon, l’un des sept sages de l’Antiquité. Ce genre de pedigree en imposait à l’époque (1).
Notre philosophe est né dans une somptueuse demeure des beaux quartiers d’Athènes (le dème Colystos). Son oncle, Critias, homme politique (et poète à ses heures) a fait partie de la tyrannie des Trente (qui fit régner la terreur après la défaite d’Athènes contre Sparte). Charmide, cousin de Platon (et également élève de Socrate), a été nommé préfet du port du Pirée (un très gros poste qu’il doit justement à l’oncle Critias).
Difficile d’estimer la fortune de la famille de Platon, mais nul doute qu’elle était considérable. Elle provenait de la possession de grandes propriétés terriennes. On y produisait des olives, du blé, des figues ou du vin, le tout cultivé par des hordes d’esclaves sous la coupe d’équipes d’intendants.
Platon l’aristocrate vivait donc de ses rentes. Pour rien au monde il ne se serait livré à cette activité vulgaire et méprisable qu’on appelle le travail. Travailler ? C’est bon pour les esclaves, les citoyens de second rang – artisans ou paysans ou encore pour ces étrangers à la cité (les « métèques ») qui viennent à la ville pour vendre leurs services. Ils sont regardés de haut par les aristocrates. Platon dénigre les sophistes qui faisaient payer leur enseignement : ils formaient notamment les gens à l’art oratoire, tant parler en public était un enjeu important dans les assemblées.
Toutefois, vivre de ses rentes ne veut pas dire être inactif. Tenir son rang exigeait de participer à de multiples activités. Selon leurs centres d’intérêt, les uns se consacraient à la politique ou à la magistrature. D’autres cherchaient à s’illustrer dans l’armée : on rêvait alors de devenir stratège (l’équivalent d’un général) comme le fut le grand Périclès. Certains, enfin, étaient attirés par le monde des idées : ils se constituaient de belles bibliothèques, s’entouraient de poètes et philosophes et cherchaient à briller eux-mêmes dans ces nobles activités.
L’aristocrate se devait aussi d’être un mécène (ou « évergète ») en finançant les jeux sportifs, les représentations théâtrales ou en faisant édifier des sanctuaires consacrés à un des dieux de la cité. Cette activité de généreux donateur assurait à la fois la notoriété et une clientèle (toujours utile dans les élections). Bref, la vie d’aristocrate n’était pas une vie d’oisif s’adonnant à ses seuls plaisirs. Il fallait d’abord avoir un comportement vertueux. Un aristocrate doit pratiquer « l’arété », un mot qui veut dire « vertu » et « excellence » ( aristoï et arété ont la même racine). Une des activités favorites était d’aller au gymnase pour s’entraîner ou assister aux jeux sportifs. Platon aurait été titré par deux fois aux jeux d’Olympie dans l’épreuve de lutte (2). Alcibiade, général et stratège, a de son côté remporté des courses de chars. Un autre loisir, très prisé, consistait à passer du bon temps dans les banquets. Un banquet n’était pas une beuverie, mais plutôt une soirée mondaine où les convives (tous des hommes) mangeaient, buvaient, devant des musiciens, des danseuses et discutaient parfois doctement de philosophie et des affaires humaines (3).
Une caste fermée ?
L’aristocratie fut-elle pour autant une caste fermée sur elle-même ? Elle le désirait sans aucun doute en mobilisant des stratégies multiples favorisant l’entre-soi : mariages endogamiques, réseaux d’alliances, réceptions. Mais cette classe dominante n’était pas si homogène qu’elle l’aurait voulu (4).
Tout d’abord, le groupe des aristocrates était soumis à des tensions internes. Ce sont des personnalités issues de l’aristocratie (comme Solon, Clisthéne ou le tyran Pisistrate) qui ont réformé le régime de la cité en permettant la représentation progressive des autres groupes de citoyens. De plus, comme toute classe sociale, l’aristocratie était aussi traversée par des clivages, entre le « gratin » de la haute société et ceux qui aspirent à la rejoindre. Certains héritiers, issus de grandes familles, dilapidaient leur fortune et se trouvaient déclassés alors que des nouveaux venus – des étrangers, citoyens sans titres artisans et même certains esclaves affranchis – avaient réussi à constituer des fortunes colossales et aspiraient à rejoindre le gotha. Le cas des esclaves-banquiers est emblématique : on pouvait, comme Pasion ou Phormion avoir été esclave, puis devenir banquier et accumuler les plus grosses fortunes d’Athènes.
L’aristocratie grecque, en tant que groupe social cumulant richesse, prestige du rang et fonctions politiques (militaire et religieuse), ressemble finalement à bien d’autres castes aristocratiques que l’histoire a vu défiler. La Mésopotamie des cités-États et des empires, l’Égypte des pharaons, la Chine impériale, l’Inde classique, l’Europe au temps des Romains, du Moyen Âge ou des monarchies, l’Afrique et l’Amérique précolombienne ont eu leurs aristocraties. Toutes avaient leurs lignages (dynastie familiale de haut rang), leurs fortunes et grandes propriétés, leurs belles demeures, palais ou manoirs, leurs cercles de rencontres, leurs mariages endogamiques, un goût partagé pour les distinctions et les titres, leur idéologie élitiste, leurs valeurs hautaines, leurs œuvres sociales, leurs rivalités internes et leur mépris (teinté de jalousie) pour les nouveaux riches.•
(1) Voir Alain Deplouy, Le Prestige des élites. Recherches sur les modes de reconnaissance sociale en Grèce entre les xe et ve siècles av. J.-C., Les Belles Lettres, 2006.
(2) Si on en croit Diogène Laërce dans Vies, doctrines et sentences des philosophes illustres, Livre III.
(3) Voir le bien nommé Banquet de Platon.
(4) La rivalité de prestige s’exprimait dans les stratégies ostentatoires. C’est notamment la thèse défendue par A. Duplouy, Le Prestige des élites, op. cit.
Qu’est-ce que l’aristocratie ?
L’aristocratie au sens que lui donnent les penseurs de l’époque – comme Aristote ou Hérodote (1) – désignait le « gouvernement des meilleurs » : entendez les gens « bien nés », c’est-à-dire issus des plus anciennes et grandes familles d’Athènes. L’aristocratie désignait donc un régime politique différent de la monarchie (régime d’un seul) et de la démocratie (régime de tous).
Ce n’est qu’au 19e siècle que les historiens ont donné à l’aristocratie le sens qu’on lui donne aujourd’hui : celui d’un groupe social distingué, celui des nobles.
Chateaubriand a écrit que « l’aristocratie a connu trois âges successifs : l’âge de la supériorité, l’âge des privilèges et l’âge des vanités (2) ». L’âge de la supériorité est celui de l’Antiquité où elle cumule « richesse, pouvoir, et prestige du rang». Sous les monarchies absolues, elle a perdu son pouvoir politique, mais il lui reste la fortune et les titres, c’est l’âge des privilèges. Après la Révolution française, elle perd progressivement ses biens : il ne lui reste que ses titres, c’est « l’âge des vanités ».
(1) Jacqueline De Romilly, « Le classement des constitutions d’Hérodote à Aristote »,
Revue des Études Grecques, tome 72, 1959 (article en ligne sur persee.fr).
(2) Au début des Mémoires d’Outre-tombe
.