Quand les suricates attaquent ! De la violence chez les animaux

Contrairement à la thèse longtemps admise, les humains ne sont pas les seuls à tuer des membres de leur propre espèce. Dans le reste du règne animal, on se tue aussi entre congénères, on pratique l’infanticide, le fratricide… Chez certaines espèces, les meurtres peuvent même atteindre des proportions terrifiantes !

L’être humain est un « singe tueur », le seul à tuer des membres de sa propre espèce. Voilà la thèse, fausse, longtemps répandue dans l’opinion. Cette idée ne vient pas de nulle part. Elle a été établie au début des années 1960 par des scientifiques de premier plan comme le paléontologue Raymond Dart. Sa théorie a été vulgarisée par l’écrivain Robert Ardrey dans Les Enfants de Caïn, qui fut à l’époque (en 1961) un best-seller. L’être humain y est présenté comme un tueur-né : descendant d’une ligne de primates prédateurs, il aurait conservé de ses origines son goût pour le sang, et les armes auraient décuplé sa capacité destructrice. Mais c’est surtout Konrad Lorenz, le père de l’éthologie, qui, avec son livre paru en 1963, L’agression, une histoire naturelle du mal ((Flammarion, « Champs sciences », nouvelle édition, 2018.)), va répandre l’idée d’une spécificité humaine dans la capacité à tourner la violence contre sa propre espèce. Son livre connaîtra une audience exceptionnelle.

Konrad Lorenz part d’un constat : la violence est omniprésente dans le monde animal, mais elle y demeure contenue dans des limites strictes. Les prédateurs, qu’ils soient tigres ou lions, aigles ou requins, tuent leurs proies pour se nourrir, mais épargnent les membres de leur espèce. Certes, entre eux, les conflits sont nombreux : on se bat pour défendre son territoire, conquérir les femelles, se disputer une proie ou la place du chef… mais ces combats sont toujours circonscrits à des situations précises. Les confrontations entre coqs, cerfs, éléphants de mer, taureaux sont parfois sanglantes mais rarement meurtrières ; elles se réduisent, la plupart du temps, à des menaces et intimidations. L’affrontement entre deux loups pour la direction d’une meute n’est pas une lutte à mort : dès que l’un des combattants a pris le dessus, l’autre s’enfuit ou adopte une posture de soumission signifiant sa défaite – il se couche, présente sa gorge et ses organes génitaux –, le vainqueur cesse alors le combat. Chez les babouins, l’animal vaincu montre son postérieur au vainqueur, qui mime alors un acte sexuel en signe de domination. Seuls les humains, affirme Konrad Lorenz, s’entretuent, car leur instinct agressif n’est plus canalisé par des programmes de comportement rigides. L’agressivité est devenue chez Homo sapiens une pulsion débridée. À cela s’ajoute le fait que les humains, grâce à leur intelligence, ont inventé des outils et des armes qui augmentent considérablement leur puissance de destruction.

En résumé, si la violence existe partout dans le monde animal, les guerres, tueries, massacres au sein d’une même espèce sont une exclusivité humaine : voilà l’idée largement répandue dans le monde savant comme dans l’opinion publique. Ce fut donc un choc quand Jane Goodall observa pour la première fois un meurtre dans un groupe de chimpanzés.

Tuerie chez les chimpanzés
Au début des années 1960, quand Konrad Lorenz fit paraître ses travaux, la jeune primatologue Jane Goodall commençait ses premières observations de groupes de chimpanzés en milieu naturel : précisément dans la forêt de Gombe, en Tanzanie. Elle découvrit d’abord que les chimpanzés utilisaient des outils : ils dénichaient des termites avec des bouts de bois et cassaient des noix à l’aide de pierres et d’enclumes. Cette découverte renforçait leur réputation de primates très intelligents, pas si éloignés des humains. Pour le reste, leur vie en petites communautés, où régnaient une relative promiscuité sexuelle et une hiérarchie instable, confirmait leur réputation de sociabilité.

Mais un événement dramatique allait bientôt révéler une image plus sombre que celle de primates sympathiques et débonnaires. En 1973, Jane Goodall annonça qu’elle avait observé le meurtre d’un chimpanzé, attaqué par les membres d’un autre groupe. Une grande communauté de chimpanzés s’était auparavant scindée en deux clans : le « groupe du sud » était composé de six mâles adultes, trois femelles, leurs petits et un mâle adolescent ; le « groupe du nord », plus nombreux, comprenait douze singes. La première attaque meurtrière fut suivie d’une autre, puis d’une autre encore… En quatre ans, de 1974 à 1978, les deux groupes vont s’affronter à plusieurs reprises… et le groupe du nord décime progressivement celui du sud. Les six mâles seront tués, ainsi qu’une femelle ; les autres femelles du groupe seront attaquées, molestées et kidnappées par les mâles du nord !

Cette guerre entre chimpanzés a beaucoup troublé les chercheurs. Certains se sont même demandé si elle était vraiment « naturelle », ou si elle avait été causée par le contact avec les humains et le bouleversement de leur mode de vie. Depuis, la question ne se pose plus. Bien d’autres conflits meurtriers ont été observés chez les primates, et certains ont même été filmés. En 2014, une étude signée par trente primatologues a fait la synthèse de toutes les enquêtes menées depuis les années 1960 sur les chimpanzés en milieu naturel. En tout, 152 cas de meurtres entre chimpanzés ont été consignés dans 18 communautés vivant dans plusieurs pays d’Afrique (Tanzanie, Ouganda, Sénégal, République démocratique du Congo, Côte d’Ivoire). L’étude concluait que, chez les chimpanzés, « tuer est un moyen d’éliminer des rivaux 1 ». Les conflits meurtriers au sein d’une espèce ne sont donc pas une spécificité humaine ! Entre-temps, d’autres études ont étendu le constat à d’autres primates : chez les macaques, les babouins, les cercopithèques, des batailles rangées ont été observées, laissant sur le terrain des blessés gravement mutilés et parfois des morts.

L’infanticide chez les animaux
La rivalité entre clans n’est que l’une des formes de tuerie au sein d’une espèce. Les combats entre mâles pour prendre la direction d’une petite communauté donnent lieu à des meurtres. Le primatologue Frans de Waal en a rapporté de nombreux cas chez les chimpanzés d’un zoo ((F. de Waal, La Politique du chimpanzé, Odile Jacob, 1995.)). Il arrive que des lions soient tués par un ou deux congénères pour prendre sa place, contrairement à la thèse de la « ritualisation » des combats de Konrad Lorenz.

Mais ces « combats de coqs » ou autres formes de violence pour la dominance ne s’arrêtent pas là. Après avoir éliminé un concurrent, les nouveaux caïds n’en ont pas fini : il est d’usage pour le nouveau roi lion de s’en prendre aux nouveau-nés de la communauté, et de les tuer sauvagement. L’infanticide est une autre forme de meurtre interne à une espèce, dont on sait aujourd’hui qu’elle est très répandue dans le monde animal. Scarabées, araignées, grenouilles, souris, écureuils, ours, hippopotames, goélands, corneilles, loups ou dauphins : tous pratiquent l’infanticide ((Blaffer Hrdy, Les Instincts maternels, Payot, 2004. )). Il s’agit de meurtres commis par des mâles qui tuent les petits pour favoriser leur propre descendance ou pour rendre leur mère à nouveau sexuellement réceptrice (pendant l’allaitement, la mère ne l’est pas).

Deux chercheurs, Élise Huchard et Dieter Lukas, ont mené une recherche de synthèse chez les mammifères terrestres et étudié 119 espèces qui pratiquent l’infanticide ((D. Lukas et E. Huchard, « The evolution of infanticide by males in mammalian societies », Science, 14 novembre 2014 (en ligne). )). Chez les babouins, le nouveau mâle dominant élimine les petits présents dans son nouveau royaume : parmi les babouins chacmas vivant au Botswana, la mortalité infantile due à l’infanticide atteint le chiffre ahurissant de 70 % ! Parfois, l’infanticide n’est pas le fait d’un mâle possessif et tyrannique mais de la mère des nouveau-nés : c’est fréquent chez les rates, qui tuent les petits en période de stress pour les dévorer ensuite. Le fratricide est une autre forme de meurtre en famille fréquent chez les rapaces, comme l’aigle royal ou le faucon. Le premier-né d’une portée, né quelques jours avant un cadet, va le brutaliser à coups de bec jusqu’à le mutiler et s’approprier toute la nourriture. Harcelé et mal nourri, le cadet finit par mourir. Ce comportement est appelé « caïnisme » (en référence à Caïn tuant son frère Abel) par les éthologues. Il est observé aussi chez la hyène mouchetée.

Règlements de compte entre clans rivaux, affrontements des mâles, infanticides, fratricides… Ceux qui pensent encore que seuls les humains sont capables de se tuer entre eux devront se rendre à l’évidence en consultant une synthèse parue en 2017 ((J. M. Gómez et al., « The phylogenetic roots of human lethal violence », Nature, 28 septembre 2016.)) : deux chercheurs espagnols ont dressé le bilan d’un demi-siècle d’études consacrées à la violence chez plus de mille espèces (couvrant 80 % des familles de mammifères). Le résultat est sans appel : au total, dans quatre espèces de mammifères sur dix, les animaux se tuent entre eux. Cela survient non seulement chez les espèces réputées agressives, comme les lions ou les loups, par ailleurs prédateurs, mais aussi chez des herbivores comme les gazelles… Parmi les espèces les plus meurtrières, on dénombre, après les babouins, les singes cercopithèques, les singes bleus, les lémuriens (15 % de morts), les otaries et lions de mer, les loups et les gazelles. Mais l’espèce qui les détrône tous est une charmante petite marmotte du désert : le suricate. A priori, cette adorable créature aux grands yeux, star des documentaires animaliers, et qui fait sourire quand elle se dresse sur ses deux pattes pour observer l’horizon, vit dans des groupes très soudés. Mais qu’on ne s’y trompe pas, chez eux règne la terreur : 20 % des individus sont tués par un membre de l’espèce !

Tous des salopards ?
Faut-il en conclure que partout dans le monde animal règnent la cruauté, la barbarie et la « guerre de tous contre tous » ? La conclusion serait tout aussi fausse que celle d’une spécificité humaine en matière de tuerie. Tout d’abord, vous ne verrez jamais des sardines ou des moutons s’entre-tuer : il est des espèces plus pacifiques que d’autres2. De plus, au sein même d’une espèce, le degré de violence varie selon les conditions de vie : c’est le cas des gorilles de l’Est ou de l’Ouest comme des chimpanzés. Les rats aussi sont plus ou moins exterminateurs selon qu’ils vivent confinés ou non dans des espaces réduits. L’infanticide maternel existe chez les rongeurs, mais il dépend de la rareté de la nourriture. Enfin, dans un même groupe, certains individus sont plus agressifs et teigneux, d’autres craintifs et débonnaires. Finalement, les autres espèces animales sont ni plus ni moins barbares ou sauvages que les humains. Leur violence dépend de beaucoup de facteurs : la nature de l’espèce, les conditions de vie, les personnalités. On trouve chez les loups ou les chimpanzés des chefs tyranniques, des parents maltraitants, et d’autres doux et pacifiques. Autrement dit, les autres animaux nous ressemblent plus que l’on croit ! •

Comment le crapaud australien est devenu cannibale

On l’appelle le crapaud-buffle en raison de sa taille. Gros mangeur, il s’attaque à toutes sortes de proies (du lézard au coléoptère), certaines, comme les souris, parfois presque aussi grosses que lui. Dans les années 1930, les agriculteurs australiens y ont vu un bon moyen d’éliminer les bestioles qui ravageaient les plantations de canne à sucre.

Les crapauds n’ont pas vraiment rempli leur mission, mais en ont profité pour proliférer et sont aujourd’hui une espèce invasive. Et comme ils ne sont pas très regardants sur leur nourriture, ils se sont mis à gober leurs semblables.

Comment les crapauds sont-ils devenus cannibales ? Est-ce une caractéristique innée de l’espèce ou un comportement acquis au cours de leur récente prolifération en Australie ? Des chercheurs de l’université de Sidney se sont attaqués au problème et ont publié leurs résultats en septembre 2021 dans la revue Nature.

Il apparaît clairement que les têtards importés en Australie pratiquent, dès leur naissance, un cannibalisme beaucoup plus fréquent que ceux d’Amérique du Sud (d’où ils ont été importés). Ce qui signifie que le cannibalisme est à la fois un comportement inné mais également issu d’une adaptation récente propre à l’Australie. Un argument qui démontre, contre la thèse de Darwin selon laquelle l’évolution des espèces est un processus lent, que l’adaptation d’une espèce peut être très rapide et s’accomplir en quelques générations.

« L’incroyable histoire du crapaud-buffle d’Australie, devenu cannibale en quelques décennies », Nathaniel Herzberg, Le Monde, 12 septembre 2021.


Le chat, impitoyable tueur

« Dieu a créé le chat pour que l’homme puisse caresser le tigre : le chat est un tigre d’appartement ». Alexandre Vialatte

Au printemps dernier, nous avons assisté, impuissants, à un véritable massacre. Un serial killer rôdait dans le quartier et a frappé plusieurs fois.

La fenêtre du salon donne sur un bosquet de bambou où une pie a installé son nid. Identifiable à son plumage noir et bleu, la pie est un superbe oiseau, aussi grand qu’un corbeau. Dès le mois d’avril, le couple de pies a commencé ses allées et venues pour nourrir les oisillons. Puis, un jour, nous avons vu les petites têtes dépasser du nid. Plus tard, ils se sont enhardis à grimper au bord du nid, puis à sauter sur les branches voisines. Puis est venu le moment de l’envol.

Une chose est de s’élancer pour la première fois dans le vide pour se poser quelques mètres plus bas ; une autre est de décoller du sol. Malgré les sollicitations de la mère perchée sur les branches, le petit n’a pu s’envoler, et s’en est allé se cacher dans un buisson voisin.

Le lendemain, j’ai retrouvé son cadavre, décapité, au pied de notre fenêtre. Le jour suivant, les deux autres oiseaux qui avaient pris leur envol ont été décapités à leur tour.

Les chats ne chassent plus les oiseaux, les souris ou les musaraignes pour se nourrir. Des croquettes, distribuées par leur maître bienveillant, les attendent à la maison. Cela ne les empêche pourtant pas de continuer à tuer impitoyablement.

Les chats domestiques sont des serial killers, et la France en compte 12 millions. Assassin nocturne, un chat tue en moyenne une trentaine d’animaux par an (le chat sauvage en tue dix fois plus). En tout, 325 millions d’animaux disparaissent. Au point qu’il constitue une menace pour la survie de certaines espèces. La Ligue de protection des oiseaux estime que la baisse de la biodiversité des oiseaux est en partie due aux massacres perpétrés par les chats.

Le doux animal qui vient ronronner sur le canapé, s’installer sur vos genoux et se faire caresser se transforme la nuit tombée en un tueur impitoyable. 

« Le chat domestique, un fléau envahissant pour la biodiversité », notre-planete.info, 15 février 2021, en ligne.


Pourquoi les animaux s’affrontent-ils ?

L’agressivité animale peut se résumer à cinq causes principales :

1 – La prédation
Un herbivore se contente de brouter, mais un prédateur doit tuer des proies. La chauve-souris (ou le martinet) n’a pas à se battre : il lui suffit de gober au passage, c’est une question d’adresse. Mais les carnivores doivent souvent livrer combat, et parfois contre des animaux plus gros qu’eux pour les tuer. C’est le cas des lions, tigres, loups, hyènes et chiens sauvages.

2 – La défense de son territoire
Les animaux territoriaux (de la libellule au tigre) peuvent être agressifs si l’on fait intrusion dans leur territoire. Le chien de compagnie aboie quand un étranger s’approche de la porte car il a hérité ce comportement territorial de sa lointaine ascendance avec les loups : on hurle (pour alerter les siens) et on sort les crocs quand un étranger s’approche.

3 – L’autodéfense
Certains d’animaux d’ordinaires inoffensifs peuvent devenir très agressifs quand ils se sentent en danger, ou pire, si l’on s’attaque à leurs petits. En principe, une hirondelle ne cherche pas la bagarre pour rien, mais elle n’hésitera pas à fondre en piqué sur un chat ou un humain qui s’approche trop près de sa couvée. L’agressivité n’est pas une exclusivité masculine : rien n’est plus agressif qu’une femelle qui défend ses petits.

4 – Les conflits entre mâles
Ils sont monnaie courante : chez les lions, les loups, les taureaux, les éléphants, les cerfs, les moutons, les chèvres, les dromadaires. L’enjeu est clair : celui qui remporte le combat fait fuir le rival ou instaure un rapport de force avec lui. Désormais, il aura un accès privilégié (et parfois exclusif) aux femelles. Cela donne lieu à des affrontements virils : coups de cornes, de griffes, morsures… Parfois le combat se limite à quelques coups, l’un cède et l’affaire est réglée, mais de temps en temps cela finit dans un bain de sang (avec testicules arrachés comme chez les zèbres).

5 – Violences domestiques
Des formes de « violence domestique » existent chez nombre d’espèces. Chez les poules, les coups de becs servent à établir une hiérarchie entre les individus : on appelle cela le pick order. Au sein des meutes de loups, de hyènes, de chimpanzés, les mâles font régner une certaine terreur sur les autres membres du groupe. Chez le loup, la violence du couple dominant s’exerce principalement sur les tantes (les premières nées de la portée, qui doivent s’occuper des petits) ; les morsures et rappels à l’ordre contribuent à créer un stress qui les rend stériles (ainsi, seule la femelle dominante se reproduit).

  1. M. L. Wilson, C. Boesch, R. Wrangham et al., « Lethal aggression in Pan is better explained by adaptive strategies than human impacts », Nature, 17 septembre 2014. []
  2. À l’exception du redoutable prédateur, le crapaud-buffle, qui pratique le cannibalisme. []

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