
Il fut un temps où Davos, dans les montagnes suisses, était connu pour autre chose que son Forum mondial, qui accueille tous les ans les « puissants » de ce monde. C’est à Davos que Thomas Mann écrivit La Montagne magique . Albert Einstein, violoniste de talent, s’y produisit en concert. En 1929, le Grand Hôtel de Davos accueillit aussi une célèbre confrontation publique entre deux des grands noms de la philosophie allemande de l’époque : Ernst Cassirer et Martin Heidegger.
Toute la presse s’était rassemblée pour assister au débat consacré à la « métaphysique de Kant », sujet de la confrontation entre les deux sommités intellectuelles du moment.
Cassirer (1874-1945) est alors l’une des figures éminentes de l’ intelligentsia allemande. Homme de grande culture, esprit encyclopédique, ses ouvrages traitent de physique contemporaine comme de philosophie de l’histoire, des arts et des mythes. Toute sa philosophie reposait sur une vision de l’homme comme esprit créateur de symboles. Cassirer est l’un des chefs de file de l’école de Marburg, un courant philosophique qualifié de « néokantien ». Cette étiquette est alors donnée à ceux qui se réclament d’Emmanuel Kant et de sa théorie critique, qui affirme que la raison est inapte à comprendre le monde tel qu’il est. D’où cette conséquence révolutionnaire : la vérité ultime sur le monde sera à jamais inaccessible à la pensée. La Critique de la raison pure affirme en effet que la connaissance sur le monde est bornée par des « catégories a priori de l’entendement » . En d’autres termes, nos connaissances sont moulées dans des cadres mentaux préexistants qui formatent notre pensée. La perception du temps (linéaire), de l’espace (à trois dimensions) et de la causalité (chaque chose à une cause qui la précède) ne reflète peut-être pas la nature profonde du monde, mais exprime plutôt la structure de notre esprit.
L’homme et les symboles
Cassirer proposait de pousser encore plus loin la démarche kantienne. Si Kant s’est surtout intéressé aux pouvoirs et aux limites de la « raison pure », notre connaissance passe aussi par d’autres formes de connaissance : le langage, le mythe, l’art… que Cassirer rassemble sous l’expression « formes symboliques ». Lorsqu’il arrive à Davos, Cassirer vient justement de terminer la publication de La Philosophie des formes symboliques . Le langage, explique-t-il, donne accès au monde à travers des symboles. À la différence du cri de l’animal qui n’a qu’une signification unique, les symboles du langage sont porteurs de multiples significations. L’animal ne voit dans l’eau qu’un liquide qu’il peut boire. Pour l’homme, l’eau est aussi une idée, un mot, qui renvoie à d’autres mots, d’autres idées : la fraîcheur, la pureté, la mer, la vie… C’est par ce jeu de correspondances que fonctionnent les mythes ou la poésie. La fonction du symbole est d’ouvrir la pensée humaine à une créativité et une liberté sans fin.
Connaissance vs imagination
Dans son Essai sur l’homme publié en 1944, Cassirer résumera ainsi sa philosophie qui fait de l’homme un « animal symbolique ». « Alors que l’animal reste englué dans les choses et les sentiments faute de la médiation du langage entre lui et le monde, l’homme s’élève au-dessus du monde et de lui-même par la désignation symbolique. »
Heidegger (1889-1976) est venu à Davos avec l’intention de balayer d’un trait toute cette philosophie. « Il est venu pour nous anéantir » , murmure-t-on dans l’entourage de Cassirer. Car Heidegger impressionne. Le philosophe, encore jeune (il a 40 ans), est l’héritier de la phénoménologie fondée par Edmund Husserl, qui l’a désigné comme son successeur. Heidegger a publié deux ans plus tôt Être et Temps , un ouvrage obscur et terriblement abstrait, mais dont tout le monde parle. Il y présente l’homme comme un « être-là » ( Dasein ) plongé dans le temps, aux prises avec sa liberté et sa finitude, confronté à sa puissance et à sa mort. Le personnage fascine. Lorsqu’il parle du néant, il ne veut pas l’aborder uniquement en terme métaphysique, il l’évoque à travers l’angoisse (de la mort), la peur (d’être anéanti), l’ennui (sentiment du vide).
À Davos donc, lorsqu’il prend la parole, d’une voix ferme, chacun attend une révélation. Personne n’a vraiment compris Kant jusque-là, annonce d’emblée Heidegger (rappelons que le débat devait porter sur la métaphysique de Kant, dont Cassirer est en quelque sorte le représentant). Pour Kant, soutient Heidegger, ce n’est pas de la raison, et encore moins du langage, dont procède toute la connaissance, mais de l’imagination. Kant selon lui n’aurait pas su tirer toutes les conclusions de ses postulats. L’imagination précède et fonde la raison, et la capacité d’imagination constitue en premier lieu le caractère de l’homme.
Voilà qui bouleverse la vision de la nature humaine. Si l’imagination précède la raison, alors l’homme est poète avant d’être savant, rêveur avant d’être penseur. Heidegger tient du reste en piètre estime la raison pure, la science et la technique.
Heidegger va ensuite lier la puissance de l’imagination humaine à sa perception du temps. Pour Heidegger, l’homme n’est pas simplement un être qui subit le temps, au sens où, comme tout animal, il naît, vit et meurt. L’homme, en tant qu’être d’imagination, peut se projeter dans l’avenir. Et par là, il devient porteur de projets. L’avenir n’est donc pas pour lui que le futur qui va advenir. L’avenir se présente à l’homme sous forme d’un champ de possibles. La puissance de son imagination en fait un « configurateur de monde » alors que l’animal, lui, est « pauvre en monde ».
Destins opposés
L’homme se définit par son imagination et son rapport particulier au temps. À condition, ajoute-t-il, d’assumer pleinement sa condition d’homme, d’oser regarder l’avenir en face et donc aussi se confronter à sa propre finitude. Lorsque Heidegger termine sa conférence, chacun sent qu’il s’est passé quelques chose: le vent de la pensée est en train de tourner.
Le débat qui suit est le choc de deux pensées, mais aussi le choc de deux styles. Cassirer entame le débat à sa manière : ouvert, conciliant, interrogatif. Heidegger reste égal à lui-même : tranchant, assuré, arrogant. Derrière ce débat, il y a bien d’autres enjeux. Cassirer est un humaniste et fait prévaloir le pouvoir de la raison et du langage. Heidegger invoque des forces plus obscures : l’ « effondrement du règne de la logique » et la puissance de l’imagination.
L’histoire nous dit que la confrontation a tourné largement en la faveur de Heidegger. Emmanuel Levinas, qui a assisté au débat, confiera avoir été littéralement subjugué par Heidegger. Bien plus tard, il s’interrogera sur son propre enthousiasme. Car trois ans après Davos, Heidegger avait rejoint le parti nazi et le Juif Cassirer, exclu de l’université allemande, prenait le chemin de l’exil…