L’argent ne fait pas le bonheur, affirme le vieux dicton populaire. Ce à quoi Jules Renard – jamais avare d’un bon mot – rétorquait : « Si l’argent ne fait pas le bonheur : alors rendez-le ! » (Journal, 1906). Alexandre Vialatte qui, lui aussi, avait le sens de la formule, ajoutait : « L’argent ne fait pas le bonheur… Surtout quand on en manque. » On ne se lasse pas des maximes et autres aphorismes sur le sujet.
Les gagnants du loto sont-ils plus heureux qu’avant ? Des enquêtes permettent aujourd’hui de répondre à la question.
Jack Whittaker, un Américain de 55 ans, s’est arrêté un jour de décembre 2002 dans le supermarché de la petite ville de Hurricane (Virginie Occidentale) pour se payer un sandwich. Au passage, il en profita pour acheter un billet de loterie. Le 26 décembre, le tirage lui attribuait le plus gros gain jamais réalisé dans toute l’histoire des jeux d’argent : 315 millions de dollars ! Deux ans plus tard, J. Whittaker faisait de nouveau parler de lui dans les journaux, mais pour des raisons radicalement différentes. D’abord comme victime : il s’était fait dérober une grosse somme en liquide qu’il gardait dans sa voiture après avoir été drogué par ses fréquentations peu scrupuleuses (on apprit à l’occasion qu’il était devenu coutumier des casinos, et des clubs de strip-tease et sex-shops). Puis, il fut impliqué dans quelques délits : conduite en état d’ivresse, agression contre une serveuse. Enfin, la tragédie s’abat sur sa famille. En 2004, sa petite-fille Brandi est retrouvée morte d’overdose. Un an plus tôt, c’était le petit ami de Brandi qui avait été retrouvé mort dans sa propre maison.
De telles histoires ne sont pas rares, comme celle de Sam, un jeune Américain de l’Illinois1. Il a hérité à l’âge de 21 ans de l’immense fortune familiale, le mettant à l’abri du besoin pour le reste de ses jours. Oui mais voilà : Sam rêvait depuis son adolescence de devenir un grand écrivain ou un journaliste célèbre. Que lui a apporté la fortune ? Tout ce qu’il voulait… sauf de réaliser son vœu le plus cher : écrire et devenir un grand écrivain. Car le talent ne s’achète pas. À noter que Marcel Proust, à la différence de Sam, était à la fois un riche rentier et un grand écrivain. Mais il n’était pas très heureux pour autant.
Évidemment, on dira – avec raison – que ces histoires singulières ne sont pas forcément significatives. Pour savoir ce qu’il en est du bonheur des nouveaux riches, il faut sortir des anecdotes et avoir des données plus systématiques, donc plus fiables. Ces données existent. Une étude britannique de 2004, menée auprès de 249 joueurs gagnants du loto, révèle que plus de la moitié se sont déclarés plus heureux qu’auparavant. La majorité des autres ne voient pas d’amélioration. 2 % des gagnants se sentent moins heureux. L’étude a pourtant été diligentée par Camelot Group PLC, l’opérateur de la loterie nationale en Grande-Bretagne, soucieux de montrer que « l’argent permet d’acheter le bonheur ».
Le mirage du bonheur éternel
D’autres études, plus anciennes, ont donné des résultats moins encourageants. En 1978, des chercheurs avaient surpris en annonçant, statistiques à l’appui, que les gagnants au loto n’étaient pas plus heureux que les individus normaux, qui eux-mêmes n’étaient guère plus heureux que des paraplégiques !2 Le propre de cette enquête avait été d’interroger les gens plusieurs années après que le succès ou le malheur se fut abattu sur eux et eut bouleversé leur vie. Or si le gain apporte les premiers temps une réelle satisfaction, celle-ci finit par s’estomper. Le bonheur de changer de condition est, en effet, soumis à un double processus d’érosion. Celui du temps d’abord. Par exemple, réussir le bac procure au lycéen un intense bonheur le jour du résultat, un peu moins les semaines suivantes. Les mois et les années passant, le fait d’être bachelier ne peut plus vous rendre heureux. Pas plus que le fait de voir la lumière du jour (ce qui rendrait fou de joie un aveugle), ou de marcher sur ses jambes (ce dont rêvent les paralysés). De même, le plaisir procuré par l’argent (le confort, les rencontres, etc.) tient à la nouveauté des plaisirs qu’il procure. Mais leur renouvellement quotidien finit aussi par lasser. On est heureux de retrouver ses amis lors d’une fête, on savoure de manger dans un grand restaurant, d’acheter des cadeaux pour ses parents. Mais si cela devait se reproduire tous les jours, l’ennui et l’indifférence s’installeraient bien vite.
Le second facteur d’érosion est encore plus implacable. La réalité n’épouse jamais nos rêves. On survalorise les plaisirs en gommant les désagréments. On voit les problèmes du jour résolus, on ne voit pas les problèmes nouveaux qui apparaissent. On se voit riche : manger tous les jours dans des restaurants trois étoiles, avec une horde de domestiques à son service. Mais on ne voit pas qu’à force de repas trop lourds, une bedaine apparaît. L’opulence ne donnera pas le corps svelte des jeunes serveuses, bien moins riches, mais plus jeunes, belles et radieuses. On se voit sur un yacht, longeant un lagon sur une eau bleu émeraude, mais on oublie le coup de soleil sur les épaules, les moustiques, le vent qui souffle un peu trop fort aujourd’hui. On se voit couler des jours tranquilles dans un chalet en Autriche, dans une résidence d’été sur une île grecque. Mais les années passent et vous n’avez pas forcément rencontré la personne de votre vie ou réalisé le projet qui vous passionne. Pour un peu, vous en viendriez à vous lasser du luxe et à rêver avec nostalgie des joies simples du passé : les années d’études, les fous rires avec les amis, les premiers baisers sous un porche, etc. Bref, l’imagination idéalisée du paradis ne correspond qu’à quelques moments furtifs de sérénité. Les images de cartes postales promettent des plaisirs fugaces et non des états de grâce permanents.
« Il y a deux tragédies dans la vie, la première est de ne pas obtenir ce que l’on veut, la seconde est de l’obtenir » (Georges Bernard Shaw). Le décalage entre le bonheur attendu et le bonheur effectif provient d’une confusion courante. Lorsqu’on anticipe sur le bonheur supposé des gagnants du loto ou le malheur des paralysés, on confond leur état après l’événement et la situation sur le long terme. S’il nous semble évident que l’on doit être infiniment heureux de gagner au loto et terriblement malheureux d’être paralysé, c’est que l’on confond deux choses : la joie procurée au moment du gain et l’état permanent qui s’ensuit les mois et années d’après. C’est tout de même une relative bonne nouvelle pour les nouveaux paralysés (plus nombreux que les gagnants du loto) : le grand désespoir lui aussi ne perdure pas et, le temps passant, la plupart s’adaptent et retrouvent leur niveau de satisfaction d’antan. Laissons le mot de la fin à Spike Milligan : « L’argent ne peut vous procurer le bonheur, mais il peut vous apporter une forme de misère plus plaisante. » •