Deux mots pourraient suffire à définir l’être humain : un « animal imaginatif ». Définition que l’on peut traduire en une formule :
H = A*I
où
– H = être humain (mot que je préfère à « Homme » car les femmes aussi font partie du groupe).
– A = animal (tout le monde sait de quoi il s’agit… ou du moins croit le savoir. Ce qui appelle quelques éclaircissements) ;
– et I = imagination (mot qu’il faut entendre ici dans un sens bien plus large que le sens habituel). L’imagination n’est pas que le monde du rêve, de la rêverie et des fictions en tous genres. Notre puissance imaginative s’exerce dans différents domaines tels que la technique, la science, la politique, l’économie, la cuisine et tous les domaines de la vie ordinaire. Pour le dire autrement : l’imagination désigne ici la capacité générale à produire des « images mentales » que l’on peut tout simplement nommer des « pensées » ou des « idées ». La formule H = AI pourrait donc se lire ainsi : « l’humain est un animal à idées ».
– Entre A et I s’est glissé le signe « * » : l’étoile désigne la relation qui unit l’animal et l’imagination. Ce n’est ni une addition, ni une superposition. L’imagination a le pouvoir de nous éloigner momentanément du réel, de nous couper du monde et de nous enfermer dans une bulle de représentations. Cela est vrai pour les individus rêveurs que nous sommes tous mais cela est vrai également pour les groupes humains qui ont constitué leur niche culturelle, faite de savoirs, de techniques et de croyances. Mais cette dissociation est illusoire. Notre condition animale et notre nature imaginative sont imbriquées. Et pour comprendre l’être humain, il faut explorer ces deux dimensions et les liens qui les unissent. Reprenons.
L’être humain est un animal
Vous, moi, nos parents, nos enfants, nos amis, nos ennemis, nos voisins, nos collègues de travail et les sept milliards d’humains sur cette planète sommes des animaux. C’est à la fois une évidence et quelque chose de difficile à concevoir, et surtout on en mesure mal la portée.
Une évidence d’abord. Biologiquement et physiologiquement, les humains sont construits à partir des mêmes ingrédients que tous les autres animaux : un ensemble de cellules (tout à fait semblables, des mouches aux humains), assemblées en organes (de perception, de locomotion, de respiration, de digestion, de reproduction, etc.) qui font de nous des machines vivantes.
Comprendre l’animalité humaine suppose de répondre à ces deux questions : « Qu’est-ce qu’un animal ? » et « Quel genre d’animal sommes-nous ? ».
À la première question, l’étymologie nous fournit une réponse intuitive. L’animal est un être « animé ». À la différence des plantes qui passent leur vie rivées au sol par leurs racines, les animaux sont en mouvement. Il y a dans ce constat naïf une vérité biologique profonde. Les animaux sont incapables de produire leur propre matière vivante. Pour vivre et survivre, l’animal a besoin de se nourrir en prélevant de la matière organique (des plantes ou d’autres animaux). Voilà pourquoi il lui faut un appareil digestif pour digérer ses aliments, des organes de locomotion pour se déplacer, des organes de perception, et un cerveau pour commander tout cela. Voilà l’impératif vital et la matrice commune de tous les animaux du monde.
À partir d’un même schéma de base, l’histoire de la vie a créé une grande variété d’espèces, d’ordres, et d’embranchements : éponges (oui, les éponges marines sont des animaux), vers, mollusques, insectes, poissons, reptiles, poissons, mammifères, etc. Certains animaux sont marins ou terrestres et d’autres ont conquis les airs. Certains sont solitaires et d’autres vivent en société. Il y a les sédentaires et les migrateurs. Certains sont des prédateurs et d’autres sont des proies.
Nous autres humains partageons beaucoup de traits communs avec d’autres espèces parfois très éloignées. Comme les tigres, les vaches et les ours, nous sommes des mammifères : il nous faut allaiter et s’occuper des petits. Comme les kangourous ou les autruches, nous avons opté pour la marche bipède. Comme les fourmis, les abeilles, les loups et les éléphants, nous vivons en société. Comme les castors et les oiseaux, nous sommes des animaux bâtisseurs et fabriquons des abris. Comme les suricates et les lions, nous sommes des animaux territoriaux et querelleurs. Comme les chimpanzés et les corbeaux, nous concevons et utilisons des outils. Comme les chats, nous sommes joueurs et curieux. Comme les bonobos, nous sommes obsédés par le sexe. Comme les rats et les porcs, nous sommes omnivores. Comme les poules et les chiens, nous sommes des animaux domestiqués. Néanmoins, nous sommes les seuls animaux à faire de la cuisine, à fabriquer des vêtements, à raconter des histoires, à sculpter ou à peindre, à croire et à prier des êtres invisibles.
D’où viennent toutes ces étrangetés ?
L’animal imaginatif
De nombreuses théories ont été avancées pour résoudre l’énigme du « propre de l’homme ». Tour à tour, la raison, le langage, l’intelligence, la conscience, la culture, l’apprentissage, la morale, l’empathie ont été présentés comme des marques distinctives de l’humain par rapport aux autres animaux. Tour à tour, ces critères ont été réfutés. Une autre hypothèse est avancée ici : l’imagination. Voilà ce qui fait la spécificité de l’espèce humaine.
Par « imagination », il faut entendre un sens plus large que la définition courante. L’imagination, ce n’est pas seulement ce qui produit le rêve ou la rêverie, les fantasmes et les fictions, les délires individuels et les croyances collectives. Imaginer, c’est produire des « images mentales » : Jésus-Christ, Mickey, le communisme, une recette de cuisine, un projet de maison, les plans d’une voiture ou d’un ordinateur, tout cela résulte d’une construction mentale dans laquelle nous baignons en permanence.
Les humains imaginent comme ils respirent. Imaginer, c’est vivre dans ses pensées, voyager mentalement dans le passé (se souvenir), dans l’avenir (anticiper), dans le possible (faire des hypothèses et spéculer). Ce n’est pas une fuite hors du réel. Pour l’essentiel, l’imagination nous sert à agir et à résoudre des problèmes, à fabriquer une multitude d’objets. Regardez autour de vous : tout ce qui vous entoure a été rêvé avant d’avoir été fabriqué. Regardons-nous agir : la plupart de nos actions sont orientées vers des buts éloignés dans le temps. Ces buts, incarnés sous forme d’images, forment l’horizon de nos actions. Les communautés humaines sont tissées aussi de projets, d’idéaux, de lois et de règles qui ne sont rien d’autre que des représentations collectives : des images du monde.
L’imagination a fait de nous des animaux rêveurs, des animaux créatifs, ingénieux, des animaux artistes, bavards, savants, croyants, des idéalistes et des idéologues, mais nous restons des animaux.
Touche « * »
L’imagination est à l’être humain ce que la trompe est à l’éléphant, les ailes aux chauves-souris et les plumes au paon : cela en fait des animaux très étranges et produit d’une sorte d’extravagance de l’évolution. L’imagination ne serait-elle donc pas une excroissance inutile et exubérante qui rend les humains à la fois fous et géniaux ? En fait, l’imagination est bien l’équivalent des ailes de la chauve-souris : elle permet à notre espèce de conquérir une nouvelle dimension. Avec l’imagination, on a doté les êtres humains d’une capacité extraordinaire qui leur permet de se projeter dans l’avenir, de fabriquer des outils, des armes, des vêtements, des abris, des villages et des cités, de se rassembler autour d’idéaux communs et des règles de vie. Pour autant, comme les éléphants et les chauves-souris, les humains restent des mammifères sociaux, mus par les mêmes motivations que la plupart des mammifères sociaux. Pour comprendre l’être humain, il importe de savoir comment s’imbriquent ces deux natures : animale et imaginative. Telle est la théorie de « l’animal imaginatif », esquissée dans les pages qui suivent. •
à quoi sert une théorie ?
L’être humain est un animal imaginatif. J’en ai donné une première formulation dans un livre L’Homme, cet étrange animal (Sciences Humaines, 2005). Depuis le début des années 2000, d’autres penseurs ont proposé des formulations voisines. Cette théorie appelle cependant des éclaircissements, des développements et des justifications.
Comme toute théorie, elle est aussi un produit de l’imagination, grande pourvoyeuse de spéculation en tous genres. Il nous faudra donc lui accorder l’attention qu’elle mérite, mais il faudra s’en méfier.
Toute théorie est une construction mentale, un tissu d’hypothèses reliées entre elles pour tenter de représenter le réel.
Pour en tester la valeur, il faut la soumettre à l’épreuve et la bombarder de questions : Où se trouve le siège cérébral de l’imagination ? Quel lien entre l’imagination et le langage ? Comment naissent les idées nouvelles, et les innovations techniques ? Il faut la confronter aux autres théories (il existe d’autres modèles du « propre de l’homme »), et aux faits. Et si notre théorie passe avec succès toutes ces épreuves, alors… c’est le signe qu’il y a un gros problème.
En effet, Karl Popper l’a bien montré : seules les idéologies ont toujours raison et ont réponse à tout. Le propre d’une théorie scientifique est d’offrir une grille de lecture qui éclaire la réalité, produit des prédictions valides, colle aux faits et aux expériences. La marque de fabrique d’une pensée digne de ce nom est de se soumettre à la critique, d’oser affronter les faits dérangeants, et de mettre au jour les zones d’ombre et les fissures internes. Ce n’est pas si grave. C’est le signe que la pensée progresse et que l’on est sur la bonne voie.
Le cerveau humain n’a pas l’exclusivité de l’imagination :
https://theconversation.com/le-shifting-comment-la-science-decrypte-ce-phenomene-de-voyage-mental-prise-des-ados-252692
Par contre le langage »parlé » est propre à l’humain. Il faut seulement en conclure que l’imagination exacerbée en est la conséquence.
Merci pour la référence: je vais consutler cette étude de près