Nombre d’animaux ont une conscience du monde extérieur (ils possèdent, on l’a vu, une conscience d’accès). Une grande partie d’entre eux éprouve des sensations subjectives (et donc une conscience phénoménale). Mais ont-ils conscience d’exister ?
Observons le chat à l’affût : il s’approche d’abord de sa proie en cherchant à se rendre invisible. Et s’il cherche à ne pas être vu, c’est qu’il possède une « conscience de soi », au moins corporelle. Son corps s’impose d’ailleurs comme une évidence quand il se lave à grands coups de langue. Mais sait-il que ce corps est le sien ? Le passage de la « perception de soi » à la « conscience de soi » exige une étape supplémentaire. Dans les années 1940, les psychologues défendaient l’idée que la « conscience de soi » était propre à l’homme. Elle survient quand l’enfant (vers 18 mois) atteint le « stade du miroir », soit sa capacité à reconnaître sa propre image dans le miroir. C’est la preuve de son accession à la pleine humanité. Le psychologue américain Gordon Gallup a voulu vérifier si des animaux pouvaient, eux aussi, accéder au stade du miroir et a conçu pour ce faire une ingénieuse expérience. Comme les enfants, les chimpanzés aiment se regarder dans un miroir. Comme les enfants, ils font des grimaces et des gesticulations comiques. Mais comment être vraiment sûr qu’ils savent que cette image est la leur ? G. Gallup a eu l’idée de peindre une tache de couleur sur le front d’un chimpanzé durant son sommeil. Au réveil, l’animal, habitué à se voir dans un miroir, remarqua aussitôt l’anomalie et se frotta le front (et non celui du miroir) : preuve qu’il savait que l’image dans le miroir, c’était lui. G. Gallup montrera ensuite que les gorilles et orangs-outans réussissent également le test(2). Les expériences de G. Gallup datent des années 1960. Depuis, le test du miroir a été appliqué chez bien d’autres espèces : éléphants, dauphins, perroquets ou raies. Devant un miroir par exemple, les dauphins jouent à faire des bulles. Les cochons passent aussi le test avec brio. Pour eux, il a fallu tout de même inventer une variante car le fait d’avoir des taches sur le museau ne les dérange pas plus que ça. Mais le cochon est capable de trouver un bol de nourriture situé derrière lui, déduisant de fait sa position à partir de son reflet dans le miroir. (3) Ces expériences prouvent donc que des formes de « conscience de soi » existent dans le monde animal. Faut-il pour autant assimiler cette conscience de soi avec la « conscience réflexive », soit le cogito de René Descartes ? C’est une autre question qui mérite d’être examinée à part. •
(1) En 1936, Jacques Lacan prononce une conférence durant laquelle il emprunte le concept de « stade du miroir » au psychologue du développement Henri Wallon.
(2) G. Gallup, « Chimpanzee : self recognition », Science, 1970.
(3) « Les porcs aussi se reconnaissent dans un miroir », FuturaSciences, 2009.
Les plantes éprouvent-elles de la douleur ?
Si les animaux souffrent quand ils se blessent, pourquoi l’arbre ne souffrirait-il pas quand on lui coupe les branches, ou la salade quand on la mange ? Voilà une question éthique redoutable. Pour aborder cette délicate question, il faut repartir de la distinction entre la conscience d’accès (le fait de percevoir une chose et adapter son comportement en fonction) et la conscience phénoménale (le fait de ressentir : le plaisir, la douleur, la peur, la joie, etc.).
Que les plantes possèdent une « conscience d’accès », c’est-à-dire la perception de leur environnement, ne fait aucun de doute. Les plantes sont dotées de nombreux capteurs – les racines (pour l’eau et les sels minéraux) et les feuilles (pour les rayons solaires). Pour capter la lumière, les feuilles s’orientent vers elle. Ainsi, le tournesol se « tourne vers le soleil » en suivant son mouvement dans le ciel. Les racines ont aussi la capacité de s’orienter et se diriger vers leur source d’approvisionnement. À leurs extrémités se trouve l’apex, un récepteur tapissé de cellules ultra-sensibles qui détectent l’eau, l’azote, le phosphore ou le magnésium. Cet apex est donc une sorte de papille gustative qui oriente la pousse des racines vers les milieux les plus appétissants. Certaines plantes réagissent aussi aux agressions extérieures en émettant des molécules odorantes qui informent les plantes voisines. C’est le cas du hêtre qui émet une molécule spécifique pour attirer des insectes prédateurs qui neutraliseront l’insecte agresseur ! Tout se passe donc comme si le hêtre appelait un protecteur à la rescousse (voir encadré ci-contre « Le cri du haricot »). Faut-il en conclure que les plantes ressentent et communiquent leurs émotions ?C’est peu probable. Couper un brin d’herbe n’est sans doute pas plus douloureux pour la plante que lorsque l’être humain se coupe les cheveux ou les ongles. D’abord, parce que la douleur est associée à l’existence d’un système nerveux qui est propre au monde animal.
Chez les animaux, la douleur est un système d’alerte envoyé au cerveau afin de déclencher des réactions de protection. La douleur est donc un rôle adaptatif d’alerte associé à un système nerveux(1).
Mais la nature a inventé aussi toute une série de dispositifs d’alerte, d’information et de défense totalement inconscients et indolores. C’est le cas par exemple des réactions immunitaires. Nous disposons donc, comme tous les animaux, de deux types de système de traitement de l’information (avec et sans « ressenti »). De nombreux processus organiques très sophistiqués se déroulent en nous : nos cellules détectent les molécules d’oxygène et captent leurs électrons pour les transformer en énergie sans que nous ne ressentions rien. Nos anticorps détectent des corps étrangers et s’attaquent à lui dans l’indifférence générale de notre système nerveux. Il y a tout lieu de penser qu’il en va de même pour les plantes. •
(1) Les personnes atteintes d’une maladie rare – le syndrome de l’insensibilité congénitale – ne ressentent pas la douleur. Elles sont en danger permanent car elles peuvent laisser leur main sur une plaque électrique brûlante sans rien ressentir, au risque de graves brûlures !
Machines : ma chaudière a-t-elle un ego ?
Que les machines puissent un jour devenir « conscientes » fait l’objet de beaucoup de spéculations. Si l’intelligence artificielle (IA) devenait consciente, les robots ne pourraient-ils pas s’émanciper des humains et mener leur propre vie comme l’a récemment suggéré Blake Lemoine un expert de l’IA, ancien salarié de Google ?
Pour éviter de patauger dans les faux débats et d’entretenir les spéculations oiseuses, il faut en revenir aux différentes acceptions du mot conscience. Qu’une machine soit « sensible » à son environnement, c’est le cas du premier thermostat venu. Les régulateurs de chaudière sont équipés de thermomètres qui commandent l’arrêt ou la relance du chauffage en fonction de la température extérieure. Le thermostat perçoit et réagit à son environnement : on peut considérer la machine comme consciente (au sens précis de « conscience d’accès »). Nous sommes d’ailleurs cernés par de tels dispositifs conscients : capteurs d’incendie, portes automatiques, GPS voiture, etc.
La conscience d’accès s’avère donc à la portée d’un dispositif matériel et les panneaux solaires mobiles ou les caméras de surveillance font aussi bien que les tournesols.
Doter une machine d’une forme élémentaire de conscience de soi n’est pas si compliqué : il suffit de programmer un robot pour qu’il recharge seul ses batteries en fonction de ses besoins. On peut même imaginer qu’il réussisse le test du miroir. En lui collant un code barre sur le front, le robot XYZTCU pourrait facilement se reconnaître et s’auto-identifier.
Reste à savoir si ces machines ressentent quelque chose ? N’ayant pas de système nerveux, il n’y a aucune raison pour qu’on leur attribue une conscience phénoménale : ce qui vaut pour le végétal vaut a posteriori pour la mécanique.
S’il existe aujourd’hui des intelligences artificielles qui miment les réactions émotionnelles (pleurs, rires, cris de détresse ou message d’amour), il n’y a aucune raison d’affirmer que les machines éprouvent quelque chose en l’absence de système nerveux inclus dans un organisme vivant. La terre qui tremble, la pierre qui roule ou qui se brise sont « affectées » (au sens où elles se transforment sous l’effet de forces physiques ou chimiques) mais cela ne signifie pas qu’elles éprouvent des « affects ».
Les multiples visages de la conscience
• La conscience-éveil : le fait d’être éveillé (par rapport au coma ou au sommeil) et de percevoir le monde environnant.
• La conscience-attention : le fait de focaliser son regard sur une chose. Elle comporte deux facettes : la conscience d’accès et la conscience phénoménale.
• La conscience d’accès : terme introduit par le philosophe Ned Block pour désigner le fait de repérer une chose et de modifier son comportement en fonction, comme voir un obstacle sur sa route et détourner ses pas.
• La conscience phénoménale : le fait de ressentir subjectivement quelque chose, la douleur, ou la chaleur par exemple. La chaleur correspond objectivement à une température donnée : le fait d’avoir « chaud » est un ressenti, que les philosophes désignent sous le nom de « qualia ».
• Le flot de conscience : pour William James, c’est l’ensemble des pensées intérieures : impressions, rêveries, réflexions qui défilent en tête. Le psychologue Endel Tulving parle de « conscience noétique »
• La conscience réflexive : au sens le plus général, le fait de se percevoir comme être pensant. C’est le cogito de René Descartes. Mais le terme est utilisé parfois pour désigner la conscience de soi corporelle (reconnaître son corps comme sien), la réflexion (sous forme de rêverie ou de pensées rationnelle) et l’introspection (le fait d’observer penser et agir).
Ce petit florilège est loin de décrire tous les usages du terme : au 19e siècle quand Victor Hugo rédige son poème « La conscience », il parle de la culpabilité ; quand Karl Marx évoque la « conscience de classe », il évoque les représentations collectives.
Au début du 20e siècle, Edmond Husserl veut faire de sa philosophie (la phénoménologie) une science de la conscience. Il se démarque explicitement du cogito de R. Descartes qui centre son analyse sur le sujet pensant. Pour E. Husserl « toute conscience est conscience de quelque chose » : il entend par là que le sujet pensant ne peut être détaché de son rapport avec le monde.