Cannibales – Pourquoi manger son prochain ?

Un groupe de papous, armés de machettes, exhibent des restes d’un corps humain qu’ils s’apprêtent à manger. Cette image ne relève pas d’un vieux cliché colonial dénonçant des sauvages cannibales. La photo est parue en couverture de la presse en ce début 2025. Il atteste de l’existence d’un cannibalisme guerrier, qui fut naguère pratiqué par plusieurs populations de peuples premiers, et qui n’a donc pas tout à fait disparu. Ce fait divers macabre invite à se poser la question : mais pourquoi des humains éprouvent le besoin de manger leur prochain ?

Les cinq raisons de manger son prochain.

Le mot « cannibale » est inventé par Christophe Colomb. Dans son Journal de bord, il désigne ainsi les habitants des îles Caraïbes, dont certains sont réputés être de farouches sauvages qui mangent leurs ennemis. Lui-même n’a jamais assisté à des repas cannibales, mais les faits lui sont rapportés. Par la suite, missionnaires et conquérants espagnols vont enrichir la légende des Indiens cannibales. Au 17e siècle par exemple, le père jésuite Lozano, qui vécu parmi les Ka’aygua, dans la forêt paraguayenne, décrit – par le menu – comment ces Indiens mènent des assauts de nuit contre leurs ennemis, les tuent et « stimulés par leur appétit de chair humaine, ils s’empiffraient, comme le ferait un tigre, du cadavre des défunts ». D’autres récits terrifiants du même genre sont rapportés et vont fonder la réputation de cannibale des Indiens d’Amérique.

Une idée va alors se répandre en Occident : celle des sauvages mangeurs d’hommes. Ils vivent on ne sait trop où – en Afrique, en Amazonie, en Océanie – et se repaissent de chair humaine. Au fil du temps, les récits deviennent une image d’Épinal.

Le cas de déformation le plus grossier concerne les populations Niam-Niam d’Afrique centrale. En 1854, le docteur Kahn organise même une exposition à Londres sur eux, présentés comme des petits hommes dotés d’une queue et qui se nourrissent de viande humaine. Les Niam-Niam circulent ainsi dans toute l’Europe… Dans les bandes dessinées et les publicités, il arrive de tomber sur des images de « nègres » en train de faire cuire un pauvre explorateur blanc…

Les ethnologues ont émis des doutes sur tous ces récits. Poussés par le désir de montrer les grossières caricatures, certains iront jusqu’à soutenir que le cannibalisme n’est qu’un fantasme occidental et qu’il n’aurait jamais existé nulle part.

En fait, les anthropologues adoptent aujourd’hui que le cannibalisme a bel et bien existé dans plusieurs régions du monde, en Amérique, en Afrique et en Océanie1. Cependant, il ne fut jamais une pratique alimentaire courante. On ne mange pas de l’humain pour se nourrir, comme on consommerait du gibier. Dans tous les cas, le cannibalisme est lié à des pratiques rituelles.

On distingue ainsi un « endo-cannibalisme » et l’« exo-cannibalisme » qui consiste à dévorer la chair (souvent le cœur) de l’ennemi. L’anthropologue anglais Evans-Pritchard a établi, à propos des Niam-Niams (ou Zandés), qu’ils pratiquaient effectivement l’anthropophagie lors de conflits guerriers. L’alimentation n’était nullement le but du combat ; il s’agissait d’un rituel impliquant l’humiliation de l’ennemi. Des pratiques similaires sont attestées chez certaines tribus amérindiennes comme les Tupi-Guarani ou chez les Indiens Hurons, Algonquins ou Iroquois d’Amérique du Nord.

• Manger ses ancêtres

L’« endo-cannibalisme » désigne en anthropologie une pratique funéraire consistant à absorber les restes d’un parent défunt afin de s’approprier son âme. C’est une pratique observée dans plusieurs sociétés d’Amazonie, comme les Yanomami. Les proches ingèrent, en fait, des os pilés mélangés à une mixture. Le cas des Guayakis du Paraguay fait exception : eux mangent directement la chair de leurs ancêtres comme l’avait observé avec étonnement l’anthropologue Pierre Clastres.2

• Manger ses ennemis

Le cannibalisme guerrier était pratiqué en Amériques par les Tupi-Guarani ou les Aztèques. En Afrique, ce sont les « hommes panthères »  du Cameroun qui ont contribuer à la sinistre réputation de cannibales des Africains.  En Nouvelle-Guinée, le fait de cannibalisme rapporté en janvier 2025, ne font que reprendre une tradition guerrière bien documentée.3. Contrairement aux récits fantasmatiques des colons, le cannibalisme guerrier n’a jamais été une pratique courante. Il est toujours resté sporadique, souvent associé à d’autres pratiques de mutilation des ennemis telles que la décapitation et l’exhibition de trophées comme chez les chasseurs de têtes jivaros. Le cannibalisme guerrier n’est pas réservé aux seules tribus dites « primitives ». En 1937, durant la guerre sino-japonaise, lors du massacre de Nankin, certains combattants se sont acharnés sur le corps de l’ennemi et ont cuisiné leur cœur.

• Manger pour survivre

Très différents sont les cas de cannibalisme de survie où, dans des circonstances exceptionnelles de famine, des gens ont été amenés à manger des cadavres. Un cas célèbre est celui survenu dans les Andes en 1972 suite à un accident d’avion. Certains rescapés, restés isolés en haute montagne durant plusieurs semaines, s’étaient résolus à manger des personnes décédées. Des cas de cannibalisme ont été rapportés durant des périodes de famines. Mais il est difficile de faire la part entre les fantasmes (des chroniques anciennes parlent de mères dévorant leurs enfants !) et la réalité. Il a été établi que les grandes famines russes des années 1920-1930 et celles du Grand Bond en avant chinois des années 1950 ont donné lieu à des cas de cannibalisme. Remarquons que dans aucune société du monde, le cannibalisme n’a été considéré comme une pratique alimentaire « normale ».

• Dévorer son amant

Le cannibalisme des psychopathes suscite un écho médiatique inversement proportionnel au nombre de cas recensés. Le cas du Japonais Issei Sagawa (née en 1949) a défrayé la chronique en son temps. En 1981, il a été accusé d’avoir tué puis mangé en partie les organes de sa petite amie.

En 2001, un autre cas célèbre a horrifié le public en Allemagne. Armin Meiwes, un informaticien, avait castré puis cuisiné et mangé le sexe d’un homme avant de le tuer, et de congeler ses restes. L’enquête a révélé que la victime était volontaire : Bernd Jürgen Armando Brandes, un ingénieur berlinois de 42 ans, avait répondu favorablement à une annonce sur Internet ! De tels actes nous plongent évidemment dans des abîmes insondables de la psychologie humaine. Il n’y a pas à proprement parler d’explication psychiatrique du cannibalisme pathologique, si ce n’est qu’on peut le rapprocher de phénomènes sadomasochistes similaires ou comprenant des fantasmes de mutilation à connotation sexuelle.

• Et manger son dieu ?

On ne peut terminer sans évoquer ce rappel, même s’il est symbolique. Le rite chrétien de l’eucharistie a une étrange connotation cannibale. Jésus, on s’en souvient, déclare lors de la Cène : « Prenez, mangez, ceci est mon corps. Prenez, buvez, ceci est mon sang. » Et chaque dimanche, à la messe, la cérémonie de l’eucharistie est censée reproduire une forme particulière d’anthropophagie où l’on mange symboliquement le corps du Christ. Ce qui ne semble pas choquer outre mesure les communiants. •

Erectus, Neandertal et Sapiens étaient cannibales

Les preuves de cannibalisme préhistorique se sont accumulées depuis les années 2000. Seraient-elles un autre indice de lointains massacres ? Il est désormais clairement établi qu’Homo sapiens et certains de ses prédécesseurs ont pratiqué le cannibalisme. Des pratiques cannibales ont été constatées sur plusieurs sites : ceux des grottes de Maszycka (Pologne) et de Gough (Angleterre), datés de 15 000 ans avant notre ère (ce qui en fait les contemporaines de Lascaux). Dans le village d’Herxheim (Allemagne), il y a environ 7 000 ans, les corps de plusieurs centaines d’individus ont été dépecés et fracturés. Des traces de cuisson et de morsures ont été observées, ce qui laisse peu de doute quant à l’existence de pratiques cannibales. Les préhistoriens émettent l’hypothèse que ces cadavres pourraient être liés à des raids guerriers suivis de sacrifices humains(1).

Néandertal aussi fut cannibale, comme le montrent les restes retrouvés dans les grottes de Baume Moula-Guercy (Ardèche) et d’El Sidrón (Espagne). En Belgique (grottes de Goyet, près de Namur), il y a 40 000 ans, six individus, enfants et adultes, ont été dépecés et leurs os brisés pour en extraire la moelle.

Bien plus tôt encore, Homo erectus a laissé des traces de cannibalisme datées de 680 000 ans sur le site de Tautavel (Pyrénées-Orientales) tout comme Homo antecessor, qui vivait en Espagne il y 800 000 ans (site de la Gran Dolina).

Ce cannibalisme était-il « alimentaire » ? C’est peu probable.

Les mammifères carnivores ne mangent jamais les corps de leurs congénères. S’agit-il d’un cannibalisme funéraire destiné à s’approprier l’âme des ancêtres ? C’est possible ; certains Indiens d’Amazonie connaissaient cette pratique, à ceci près qu’ils ne consommaient pas les enfants ni les femmes. Reste l’hypothèse d’un cannibalisme meurtrier accompagnant des tueries. Force est d’admettre qu’il ne s’agit là que de conjectures.

(1) Bruno Boulestin et al., « Mass cannibalism in the Linear Pottery Culture at Herxheim (Palatinate, Germany) », Antiquity, vol. 83, n°322, 2009.

  1. Georges Guille-Escuret est l’auteur d’une Sociologie comparée du cannibalisme, en trois volumes : Proies et captifs en Afrique, 2011), Les mangeurs d’autres (2012) et Ennemis intimes et absorptions équivoques en Amérique, 2013 []
  2. Pierre Clastres, Chronique des indiens Guyaki, Plon, Coll. Terre humaine, 1971. []
  3. Gille-Escuret, Les mangeurs d’autres (2012) []

2 réactions sur “Cannibales – Pourquoi manger son prochain ?

  1. On peut lire dans le deuxième livre des Rois (6, 24-31) le passage suivant:
     » À quelque temps de là, Ben-Hadad, roi d’Aram, rassembla toute son armée et monta assiéger Samarie.

    25 Il y eut à Samarie une grande famine : le siège fut si rude qu’une tête d’âne coûtait quatre-vingts pièces d’argent, et un quart de mesure de fiente de pigeon, cinq pièces d’argent.

    26 Or, comme le roi d’Israël passait sur le rempart, une femme lui cria : « Au secours, mon seigneur le roi ! »

    27 Il dit : « Non ! Que le Seigneur te secoure ! Avec quoi pourrais-je, moi, te secourir ? Avec les produits de l’aire à grain ou du pressoir ? »

    28 Le roi lui dit encore : « Que veux-tu ? » Elle répondit : « Cette femme-là m’a dit : “Donne ton fils, pour que nous le mangions aujourd’hui, et demain c’est le mien que nous mangerons.”

    29 Alors nous avons fait cuire mon fils et nous l’avons mangé. Je lui ai dit le jour suivant : “Donne ton fils, que nous le mangions.” Mais elle l’avait caché ! »

    30 Quand le roi entendit les paroles de cette femme, il déchira ses vêtements, et comme il passait sur le rempart, le peuple vit qu’il portait en dessous, à même la peau, une toile à sac.

    31 Le roi dit : « Que Dieu amène le malheur sur moi, et pire encore, si la tête d’Élisée, fils de Shafath, reste aujourd’hui sur ses épaules ! »

    Il me semble que ce n’est pas faire preuve de fondamentalisme que de tenir pour vrai ce qui est écrit ici dans la Bible. C’est un témoignage à rapprocher de celui dont vous avez parlé, à savoir en 1972, suite au crash d’un avion en haute montagne, je me souviens bien de la controverse soulevée. Un moine bénédictin déjà chevronné que j’avais interrogé quelques années après m’avait assuré qu’il s’agissait d’un acte tout-à-fait acceptable afin d’assurer la survie des vivants.

  2. Louis Mollet, dans « Fandroana, ou la coutume disparue de la manducation des morts », à propos du « retournement des morts » à Madagascar, émet l’hypothèse d’un cannibalisme primitif dans plusieurs cultures. En effet, si l’on raisonne non au plan des individus mais du groupe social, la mort d’un membre pose un problème, et une manière de le résoudre serait de le réingérer. Bien sûr cela présente parfois des difficultés (risque d’avarie du cadavre ou de maladies,…). À Madagascar, on en serait donc venu à substituer le bœuf au cadavre. Mais du coup, le cadavre demeurant, la culture se centre sur son traitement, d’où l’importance de la mort, des rites qui l’entourent, et en particulier des tombeaux.

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