Comment Je suis devenu humanologue

J’ai commencé à m’intéresser aux êtres humains assez tardivement et, pour tout dire, à contrecœur. Adolescent, les coléoptères, les méduses, les volcans et les particules élémentaires m’intriguaient, me fascinaient et m’émerveillaient. La nature me semblait plus digne d’intérêt que les humains qui, eux, m’agaçaient. Ils étaient désordonnés, irrationnels et passablement délirants. Pourquoi Papa et Maman avaient-ils eu sept enfants (dont moi) alors qu’ils n’avaient pas le sou ? Pourquoi Papa dépensait-il de l’argent au PMU ou à la loterie qui me semblaient des attrape-nigauds ? Pourquoi Maman priait-elle en secret Sainte Thérèse ? Pourquoi mes copains rêvaient-ils de motos ou des Rolling Stones (qui me laissaient indifférent) ? Les crises, les guerres et les combats politiques dont parlaient les titres de journaux me faisaient désespérer de l’humanité. Tout comme me désolaient les passionnés de football, les chasseurs, les racistes, les pèlerinages et la furie des soldes.

La nature humaine, si elle existait, relevait d’un raté de l’évolution.

Mais un jour, à la bibliothèque du lycée, je suis tombé sur un livre qui allait changer ma vision des choses. Comprendre le structuralisme, rédigé par un certain Jean-Baptiste Fages, expliquait que les productions humaines – le langage, la littérature, mais aussi, la publicité, la mode, et les mythes – reposaient sur des « structures » cachées. En appliquant une méthode adéquate, on pouvait dévoiler un ordre caché sous l’apparente irrationalité des choses.

Ça a commencé à m’intriguer. J’ai volé le livre et je l’ai emporté à la maison. Puis, je me suis procuré (tout aussi frauduleusement) d’autres livres du même auteur. Jean-Baptiste Fages avait l’art de rendre simples des idées complexes. En présentant avec clarté l’essentiel des œuvres monumentales et difficiles, il offrait des clés d’entrée pour comprendre les affaires humaines : la nature du langage, les structures de la parenté, la logique cachée des contes d’enfants.

Jean-Baptiste Fages m’a appris deux choses. La vulgarisation scientifique peut explorer un vaste spectre de sujets – les religions, l’histoire, la politique, l’économie, l’amour et les relations humaines en général – sans les limites imposées par la recherche spécialisée. Mais surtout, je comprenais que derrière l’apparent désordre des comportements humains, on pouvait découvrir des ressorts secrets.

Sans le savoir, j’étais en train de devenir humanologue.

Visions de philosophes

Je n’étais évidemment ni le premier ni le seul à m’étonner et à m’interroger sur les humains. Depuis qu’ils sont dotés de la faculté de penser, les êtres humains s’interrogent sur eux-mêmes, sur leurs origines, sur les sources de leurs pensées, de leurs rêves et de leurs passions. Leurs réponses sont plus ou moins douteuses. Les mythologies ont longtemps apporté des explications invoquant des forces invisibles ayant créé le monde et engendré l’espèce humaine. Par exemple, les Aborigènes d’Australie évoquent un « temps du rêve », un arrière-monde où vivent les esprits invisibles avec lesquels ils peuvent parfois communiquer. Ce « temps du rêve » ressemble beaucoup à « l’au-delà » des religions monothéistes.

Il y a 2 500 ans en Grèce, des penseurs ont inventé une autre façon de penser : la philosophie. Aristote, par exemple, définissait l’être humain comme un « animal politique ». Il entendait par là un « animal civique » (en grec polis signifie « cité »). À la différence des abeilles (qui vivent, elles aussi, en société), les humains, précise Aristote, se servent du langage et de la raison (que les Grecs nomment logos) pour vivre en commun et définir leur loi.

Au Moyen Âge, les Pères de l’Église décrivaient l’être humain comme une création à « l’image de Dieu » : à mi-chemin entre « l’ange » (qu’on aspire à devenir) et les démons (qui nous tentent et nous hantent).

Descartes, dans son Traité de l’Homme (1648), attribue à l’être humain une double nature. Le corps est une machine avec un squelette fait de poutres, d’articulations, de poulies, et d’un réseau de veines et de câbles (les nerfs) qui sont parcourus par des fluides qu’il appelle les « esprits animaux ». Cette machine est connectée à une âme immatérielle, le point de jonction entre l’esprit et le corps se situant dans un endroit précis du cerveau : la glande pinéale.

Pascal, lui, voyait l’homme comme un « roseau pensant ». « L’homme n’est qu’un roseau, le plus faible de la nature ; mais c’est un roseau pensant. » Pascal avait le sens du tragique : selon lui, la pensée est pour les humains autant un privilège qu’une damnation. Auparavant, Montaigne avait voulu comprendre le genre humain par la méthode de l’introspection. À condition de se mettre à nu, le plus honnêtement possible : « Je veux qu’on m’y voie en ma façon simple, naturelle et ordinaire, sans contention ni artifice : car c’est moi que je peins. Mes défauts s’y liront au vif ». Paradoxalement en se dévoilant, Montaigne atteint une certaine universalité. Après tout, « chaque homme porte en lui toute l’humaine condition ».

Des portraits de l’être humain, la philosophie en produira bien d’autres : la vision naturaliste, (l’Homme-machine de La Mettrie), la vision utilitariste (l’individu qui résulte du « calcul de ses plaisirs et ses peines » de Jérémy Bentham), la vision vitaliste, (Nietzsche et la volonté de puissance) ou encore la vision existentialiste (l’homme « condamné à être libre » de Sartre). Ces conceptions de philosophes sont toutes suggestives et nous parlent encore. Mais les intuitions sur lesquelles elles se fondent sont indémontrables ; comme toutes les idées générales, elles sont aussi difficiles à contester qu’à valider. D’où l’idée d’explorer une autre voie.

La quatrième question

Au 18e siècle, des penseurs suggèrent de fonder une « science de l’homme ».

« Il n’y a pas de question plus importante dont la solution ne soit comprise dans la science de l’homme », écrivait David Hume dans son Traité de la nature humaine. Un peu plus tard, Diderot et D’Alembert traçaient un « programme pour la science de l’homme » dans le préambule de l’Encyclopédie.

Emmanuel Kant fit également sien ce projet. Dans Critique de la raison pure, il écrivait que toute philosophie peut se rapporter à trois questions : 1) Que puis-je connaître ? 2) Que dois-je faire ? 3) Que m’est-il permis d’espérer ?

Mais bien plus tard, il finira par ajouter que ces trois questions pourraient se résumer en une seule « Qu’est-ce que l’homme ? ». Cette « quatrième question » devait donner lieu à une nouvelle science. Kant en a jeté les bases dans Anthropologie qui fut l’un de ses derniers livres. Dans cet essai assez baroque, il est question de l’esprit humain et de ses différentes « facultés » : la perception, la mémoire, l’imagination ou la morale. Kant s’interroge aussi sur les passions humaines et les différences avec les instincts animaux. Il se livre à une psychologie des peuples assez sommaire : on trouve des considérations sur le mariage, les vertus respectives de la bière et du vin et l’art de la conversation avec les dames !

En fait, le projet d’anthropologie de Kant venait trop tard et trop tôt à la fois. Trop tard parce que, lorsqu’il en a entrepris la rédaction, Kant était déjà un vieil homme qui allait sombrer dans la sénilité (qu’on appelle aujourd’hui la maladie d’Alzheimer) avant de mourir quelques années plus tard. Mais son projet venait aussi trop tôt, car pour lui donner corps il lui aurait fallu disposer de connaissances qui n’existaient pas. En 1800, ni la psychologie, ni la sociologie, ni la préhistoire, ni l’ethnologie n’existaient encore. Ce fut l’ambition de la génération suivante de se lancer dans l’aventure.

à la recherche de nos origines

En 1800, est créée à Paris la Société des observateurs de l’homme. Elle est fondée par un groupe de savants associés au groupe des « idéologues ». Pour son fondateur, le philosophe franco-écossais Antoine Destutt de Tracy, le mot « idéologie » n’avait pas le sens actuel. L’idéologie devait être, pour lui, la « science des idées ». Les « idées », sous toutes leurs formes, ne sont-elles pas la caractéristique de l’esprit humain ? Comprendre comment se forment les idées, pensait Antoine Destutt de Tracy, c’est comprendre ce qui fait le propre de l’homme. L’heure est aux grands projets scientifiques. La Société des observateurs de l’homme décide de monter une expédition dans les « Terres australes » (l’Australie) afin d’étudier les peuples sauvages qui seraient les témoins d’une humanité primitive. Cette même année, on apprend qu’un « enfant sauvage » aurait été capturé dans un village de l’Aveyron. Quelle meilleure occasion pour observer l’être humain à l’état de nature ? Les idéologues font venir Victor, de l’Aveyron à Paris. L’enfant est confié au médecin Jean Itard, qui aura pour tâche de l’observer et de tenter de l’éduquer. L’expérience est un échec. Pour Philippe Pinel, père de la psychiatrie française et membre de la Société, cet échec était prévisible. Selon lui, Victor n’est pas un « enfant sauvage », mais un « idiot » comme on disait alors pour désigner les enfants atteints d’arriération mentale.

Une autre façon d’explorer les origines consiste à creuser le sol à la recherche des vestiges du passé. Le début du 19e siècle marqua la naissance de l’archéologie, science qui suscita une véritable passion. Après Pompéi, c’est la légendaire cité de Troie qui fut bientôt découverte, puis la mythique Babylone qui ressurgit avec ses milliers de tablettes enfouies dans les sables du désert. De grandes expéditions furent menées à la recherche des civilisations disparues : l’Égypte ancienne avec ses pyramides et ses momies, les ruines des cités mayas au cœur des épaisses forêts équatoriales.

À la même époque, la préhistoire fit ses premiers pas. Elle visait à remonter encore plus loin dans le passé : quand les humains ne possédaient pour seuls outils que la pierre, le bois et l’os. La quête des origines passait aussi par celle des langues. Des passionnés de langues anciennes s’attachèrent à déchiffrer les hiéroglyphes égyptiens, le sanskrit, le sumérien. En comparant les langues du monde entier, on espérait pouvoir reconstituer leur généalogie et remonter jusqu’à la langue originelle.

Une autre manière encore d’explorer le psychisme humain était d’en faire l’objet d’une science expérimentale. Des laboratoires de psychologie virent le jour aux États-Unis, en Angleterre, en France et en Russie. Les pionniers de la psychologie (Gustav Fechner, William James, Wilhelm Wundt, Ivan Pavlov) entreprirent de mesurer les aptitudes humaines : la perception sensorielle, la mémoire, les mécanismes de l’apprentissage ainsi que les « fonctions intellectuelles supérieures ».

Le temps des fondations

Alors que le 19e siècle a été le temps des pionniers, le début du 20e siècle fut celui de l’organisation du savoir en disciplines séparées. Sociologues, psychologues, linguistes, historiens, géographes se partagèrent alors le territoire de l’humain. À chaque discipline ses concepts, ses méthodes, ses postes universitaires, ses revues, ses équipes. Aux sociologues, l’étude de la vie sociale, aux psychologues, l’étude du psychisme, aux anthropologues, les primitifs, aux historiens l’étude du passé, au géographe, les genres de vie… À partir des années 1950, débuta le grand boom des sciences humaines et sociales. Des départements universitaires et des centres de recherches se formèrent un peu partout et les étudiants furent de plus en plus nombreux sur les bancs de l’université. Le nombre de mémoires, de thèses, d’articles, et de livres de recherches connut une véritable explosion.

L’augmentation quantitative s’accompagna d’une compartimentation du savoir de plus en plus poussée : la « sociologie » des premiers temps voulait comprendre comment fonctionnait une société, ses fondements, son ordre et sa dynamique de changement. Cette sociologie générale laissa bientôt place à l’étude de domaines spécialisés : sociologie du travail, sociologie de la famille, de la délinquance, de la ville, du monde rural, des classes sociales, de la religion. L’histoire fut découpée en périodes : Antiquité, Moyen Âge, époque moderne et contemporaine. Chaque historien fut sommé de se choisir son pré-carré. L’heure n’était plus aux réflexions sur la marche générale de l’histoire mais à la patiente et précise description d’un échantillon du passé humain. Aucune discipline n’échappa à ce processus de morcellement du savoir mais cela n’empêcha pourtant pas certaines théories générales de circuler d’une discipline à l’autre. Ainsi, durant la première partie du 20e siècle, le « behaviorisme » (qui voit l’être humain comme une pâte molle façonnée par les apprentissages, l’éducation et la culture) a régné en maître sur les sciences sociales américaines. Plus tard, dans le Paris des années 1960, on ne jurait que par les « structures ». De nouveaux maîtres à penser (Claude Lévi-Strauss, Roland Barthes, Louis Althusser, Jacques Lacan, Michel Foucault) avaient supplanté les philosophes existentialistes (Albert Camus, Jean-Paul Sartre). Plus tard encore, d’autres paradigmes et disciplines phares prirent le relais : la psychanalyse perdit de son aura au profit des sciences cognitives. Le marxisme connut son heure de gloire puis son déclin au profit d’autres modèles qui accordent plus de place à l’individu et à sa liberté de choix. Durant les dernières décennies du 20e siècle, les sciences humaines connurent un « tournant linguistique », puis un « tournant cognitif », et enfin un « tournant narratif », le tout pimenté de débat d’écoles et de querelle de chapelles.

Où en sommes-nous ?

Imaginons que Kant ressuscite aujourd’hui et vienne s’informer de l’état de nos connaissances. Il brûlerait de savoir tout ce que l’on a appris depuis et de découvrir quelle réponse on pourrait apporter aujourd’hui à sa quatrième question : qu’est-ce que l’humain ?

Qu’aurions-nous à lui répondre ?

Devant un parterre d’experts, le vieux philosophe interrogerait : « Qu’avez-vous découvert sur le fonctionnement de l’esprit humain ? » Le collège d’experts réunis pour l’occasion lui parlerait alors des découvertes menées sur les capacités précoces des nourrissons : l’existence de « schèmes de pensée » innés semble anticiper certaines de ses propres intuitions, affirmerait l’un d’entre eux, citant quelques recherches décisives sur le sujet. « Attendez, ce n’est pas si simple » : un autre expert prendrait alors la parole, invoquant la plasticité cérébrale ou l’épigenèse à l’appui d’une théorie alternative. Un troisième expert, d’obédience « néo-piagétienne » ou « vygotskien » s’interposerait… Après avoir assisté à cette dispute, Kant serait bien obligé de constater que ce qu’il avait imaginé dans sa Critique de la raison pure, à savoir que la science mettrait fin aux vaines querelles entre les philosophes, se révèle finalement faux. Pour Kant, en effet, la science de l’humain devait en finir avec les spéculations philosophiques en apportant enfin des faits assurés, des données fiables, des théories robustes, des vérités fondées sur l’expérience, la mesure, la comparaison… Mais force est d’admettre que si les connaissances ont effectivement fait un bond en avant dans tous les domaines, elles n’ont pas clôturé les interminables débats ni réconcilié les théories rivales et les opinions divergentes, appuyées chacune d’entre elles sur une imposante armada de faits, d’expériences, d’arguments et de preuves irréfutables.

Kant vivait à une période où la connaissance de l’humain était balbutiante. On ne savait rien sur les origines de l’homme, rien sur la psychologie des enfants, sur les mécanismes de la perception, sur les peuples « sauvages », sur le fonctionnement de l’économie, sur la composition des populations humaines, sur leur mode de vie. Le savoir était une denrée rare. Les philosophes des Lumières avaient devant eux une immense terra incognita à découvrir. Deux siècles plus tard, les êtres humains ont été étudiés sous tous les angles : leur biologie, leurs capacités mentales, leur histoire, leurs sociétés. Les rayons des bibliothèques plient sous le poids des livres, des revues et des études de toutes sortes. La numérisation des données donne accès à un immense savoir à portée de quelques clics.

Tout le savoir est là et pourtant un nouveau brouillard s’est installé. Une autre forme d’ignorance est apparue : l’ignorance savante. Elle n’est pas le produit de la rareté de l’information, mais d’un surplus de savoirs, de données, de théories et d’études.

Tempête sous un crâne

Nous savons tout et nous ne savons plus rien. C’est ce que j’ai ressenti assez tôt en découvrant les sciences humaines : que penser devant une avalanche de savoirs en quête d’unité ? Comment s’y retrouver devant ce kaléidoscope de théories dont la diversité permet le doute sur la valeur de chacune ?

Face à ce savoir en miettes, je me suis posé une question toute simple, un peu profane : ne serait-il pas possible de s’arrêter un instant devant cette production proliférante de recherches pour faire le point et se consacrer à un bilan raisonné de ce que l’on sait, de ce qu’on ignore, et de ce qui fait débat ? J’ai alors décidé de m’attaquer au problème.

À la fin de l’adolescence, je me rêvais en nouveau Diderot des sciences humaines proposant une vaste synthèse du savoir sur les humains. À trente ans, le génie et la gloire se faisant attendre, j’ai été obligé de réviser mes ambitions. « On n’est pas sérieux quand on a dix-sept ans », disait Rimbaud. À trente ans non plus, mais si on n’a pas abandonné ses ambitions, une autre forme de délire vous guette alors…

À trente ans, je menais la double vie de beaucoup de gens passionnés. Côté face, il me fallait nourrir ma petite famille. Avec la femme de ma vie, nous avions conçu deux adorables petites créatures. Après avoir été un temps « garde-barrière » (au temps où les passages à niveau n’étaient pas automatiques), puis avoir rejoint l’Éducation nationale (en qualité de conseiller d’orientation), je m’étais installé à Auxerre, en Bourgogne, dans une petite maison (que nous avons remis en état). Entre-temps, j’avais repris des études de sociologie et j’avais commencé une thèse dans l’espoir d’accéder un jour à un poste d’universitaire.

Côté pile, je poursuivais ma quête en secret. Tous les matins, levé au chant du coq, je me plongeais dans des lectures tous azimuts, – histoire, économie, psychologie, philosophie, anthropologie. Je dévorais des montagnes de livres, prenais des notes, rédigeais des fiches et ébauchais des idées nouvelles. J’ai rempli des cahiers entiers, des débuts d’essais et des plans de livres virtuels. Mes carnets de notes contenaient aussi mes « observations » de terrain. L’avantage avec les humains, c’est qu’ils sont plus faciles à observer que les coléoptères ou les gorilles des forêts. Ils sont partout. Mes beaux-frères, les collègues de travail, le voisin Michel, mes enfants sur leur chaise haute. Il suffit de regarder autour de soi pour voir les humains à l’œuvre. La comédie humaine ne demande qu’à être déchiffrée. J’avais pompeusement fait mienne la formule de Spinoza « ni rire ni pleurer, mais comprendre ».

Mais arrivé à l’âge de trente ans, je dus me rendre à l’évidence : je n’avais rien fait de bon. La perspective d’une carrière universitaire s’éloignait. Ma thèse répondait de moins en moins à mes aspirations : plus mon horizon intellectuel s’élargissait, plus le cadre de mes recherches m’enfermait et m’opprimait. C’est alors que je pris une décision : je plaquai l’université pour reconquérir ma liberté. Je me souviens d’avoir écrit en gros au feutre noir sur un de mes carnets : « C’est maintenant ou jamais : il est temps de passer à l’action ».

Oui il était temps ! Mais pour faire quoi ?

Petit journal deviendra grand

L’« Encyclopédie des humains » dont je rêvais aurait rassemblé les meilleurs esprits de notre temps. Elle aurait proposé au monde une synthèse de tous les savoirs existants et des idées nouvelles. Mais n’est pas Diderot qui veut. Je n’avais encore rien écrit, je n’avais aucune expérience dans l’édition, je ne connaissais personne et personne ne me connaissait. Il y avait un modèle à suivre : celui de La Hulotte. Dans les années 1970, un instituteur des Ardennes, Pierre Déom, avait entrepris de rédiger seul un journal de classe, parlant pour ses élèves des animaux de la campagne : le héron, la grenouille, les escargots, etc. Le succès a été immédiat : en quelques années, des milliers d’exemplaires étaient vendus auprès d’un public de passionnés toujours plus nombreux. Le rédacteur de La Hulotte avait quitté son métier d’instituteur pour se consacrer à temps plein à sa passion.

Je me mis en tête de refaire La Hulotte pour une espèce particulière : les humains. J’imaginais alors une encyclopédie « humanologique ». Ce journal parlerait des Aborigènes et du fonctionnement du cerveau, de la naissance et de la mort des empires, de la vie des familles, du mystère du langage, de l’histoire des sciences et de celle des religions. Derrière la variété des sujets, traités avec pédagogie, se dégagerait peu à peu une vision de l’espèce humaine : sa nature universelle et la variété de ses conditions.

En 1988 est sorti le premier numéro de Sciences Humaines, un petit fanzine photocopié à 17 exemplaires, fabriqué avec les moyens du bord, un micro-ordinateur et une photocopieuse. Un peu plus tard, une association avait pris forme. J’avais enrôlé quelques amis dans l’aventure. Les premiers abonnés arrivèrent bientôt. L’année suivante, je passais un nouveau cap. En 1990, Sciences Humaines était devenu un mensuel, diffusé en kiosque, et produit par une petite société de presse indépendante.

Des années plus tard encore, Sciences Humaines était installé comme une revue de référence, connue et respectée dans le monde universitaire, mais diffusant bien au-delà du cercle des spécialistes. Par ailleurs, le mensuel avait donné naissance à des hors-séries, et enfin à des livres.

En 2020, Sciences Humaines fête ses trente ans ! Trente ans d’une aventure à la fois éditoriale, managériale et intellectuelle sans pareille. Trente années durant lesquelles j’ai pu m’adonner corps et âme à ma passion : avaler des tonnes de livres et d’articles, explorer tous les domaines d’intérêts : de la préhistoire aux sciences cognitives, de la sociologie du travail à l’histoire des religions, de la philosophie des sciences aux crises économiques. Ce fut pour moi l’occasion de rencontrer certains de mes héros intellectuels. Le premier contact avec Jean-Baptiste Fages, celui qui m’avait inoculé le virus de la vulgarisation, fut une véritable surprise : Jean-Baptiste Fages était en fait le pseudonyme d’un prêtre… de son vrai nom Jules Gritti, devenu conseiller en communication pour la télévision et vulgarisateur à ses heures ! Il m’a aimablement reçu dans sa maison en région parisienne et fut l’un des premiers à signer un chèque d’abonnement à Sciences Humaines. J’ai tissé des liens d’amitié (parfois orageux) avec Edgar Morin qui fut un autre de mes modèles. J’ai croisé des chercheurs et des universitaires de tous horizons, noué des dialogues et des liens étroits avec certains. J’ai dirigé des dizaines de dossiers, écrit des centaines d’articles sur des sujets aussi divers que le chamanisme ou l’intelligence artificielle, la philosophie d’Aristote et l’État providence, les troubles de la mémoire et les ruptures amoureuses. J’ai dirigé des livres et j’en ai écrit plusieurs, toujours avec le souci de dégager l’essentiel de ce que j’avais compris et appris sur les affaires humaines.

Ces explorations relèvent en partie du butinage scientifique mais l’éclectisme a ses vertus. Il permet d’entrevoir des connexions entre les domaines, d’accéder à des vues panoramiques, d’étudier les êtres humains sous plusieurs angles, ce qui conduit parfois à l’émergence d’idées invisibles au spécialiste.

Au fil des années, certaines me sont apparues, que je crois nouvelles et éclairantes sur une foule de sujets. Sur le rôle central de l’imagination créatrice dans le psychisme humain1, sur la façon dont cette imagination se lie à notre nature animale (car nous restons des animaux), sur la « psychologie ascensionnelle » (qui fait de nous des êtres déchirés et toujours insatisfaits de nous-mêmes), sur les forces qui relient les humains entre eux pour former des sociétés (toutes différentes mais qui se ramènent au fond à un petit nombre de formules), sur la nature des religions (et les raisons de leur persistance), sur les causes de la violence (distinctes de l’agressivité), sur l’origine de l’État, et bien d’autres choses encore…

Fort de tout cela, j’ai entrepris de mettre par écrit ce que je pensais avoir appris, compris et découvert sur les humains. J’ai même inventé une nouvelle science : « l’humanologie ». J’en ai parlé à Edgar Morin qui l’a aussitôt adoptée, à quelques amis et collaborateurs qui l’ont accueillie avec bienveillance (c’est-à-dire en me cachant leur perplexité face à un projet aussi délirant). Cependant, en me mettant à la tâche, je me suis rappelé que rien n’est plus facile que de construire de belles théories fondées sur des arguments cohérents et des exemples édifiants. Le savoir est une marche perpétuelle. Chaque découverte débouche sur de nouvelles interrogations. Une question apparemment résolue en appelle une autre. Ma nouvelle « science de l’humain » devait s’y prendre autrement.

Un nouveau départ

L’humanologie n’est pas une science et ne le sera sans doute jamais. Mais rien n’interdit de procéder à la manière d’une enquête. Une enquête forcément personnelle, forcément tributaire de son temps, de mes capacités et de mes limites, mais qui ne cède en rien aux exigences premières, et aux questions fondatrices. Comme toute enquête, elle suppose un enquêteur : l’« humanologue ». L’humanologue, c’est moi, mais cela peut être vous ou tout autre curieux des humains. Le profil n’a rien d’exceptionnel. C’est, je crois, l’ambition de tous ceux qui cherchent à comprendre. Si vous pensez que les humains ne peuvent pas être saisis par les filets d’une seule discipline, si vous pensez qu’il faut utiliser tous les savoirs disponibles – des sciences humaines aux sciences naturelles, de la philosophie à la littérature, alors, comme moi, vous êtes aussi humanologue.

  1. Jean-François Dortier, L’Homme, cet étrange animal, Sciences Humaines éditions, 2012. []

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